Avec abondance de commentaires, tous les médias se sont faits l’écho de la demande du président de la République pour que soit menée une réflexion sur l’identité nationale. Le ministre Éric Besson a lancé un débat sur le sujet et sollicité l’avis des citoyens. Il a posé la question :
Mon but n’est pas de répondre directement à la question du ministre, mais simplement de préciser le rôle de la langue française dans l’identité nationale avec tout ce que cela implique. Dès lors, une deuxième difficulté apparaît. Après les contributions de quelques grandes plumes comme Claude Imbert, il est difficile d’écrire de manière pertinente et originale. Faisons cependant l’essai…
Dans le déroulement des mille ans d’histoire de notre langue, l’identification du français comme vecteur de l’identité de la nation française est un phénomène relativement récent, mais qui n’en a que plus de force. À une lointaine époque, le français était la langue des élites anglaises, alors que la cohésion nationale française balbutiait encore. Il a fallu la monarchie absolue pour établir son rôle prééminent, la Révolution française et l’Empire pour le consolider et instaurer un lien indissociable entre le français et la nation, voire lui assurer une portée internationale encore réelle aujourd’hui. Le français est donc historiquement porteur de notre identité nationale. Vieille langue d’un vieux pays aujourd’hui trop souvent désabusé, s’il est le gardien de ses trésors séculaires, il est aussi l’expression de son état du moment, de ses faiblesses comme de sa vigueur, de ses velléités comme de ses enthousiasmes, de ses discordes comme de son harmonie.
Fondement et expression d’unité, notre langue est présentement aussi chahutée que notre identité. Ce qui, depuis des années déjà, a conduit d’aucuns à délivrer des messages alarmistes, d’autres à se soucier davantage de sa défense. Mais quel sens veut-on bien donner au mot défense ? Il est capital de le doter d’une dimension dynamique. Il ne s’agit pas de se figer sur des valeurs passées, bien au contraire. Certains parlent volontiers de promotion de la langue. La situation est plus complexe et justifie un autre vocable. Nous devons évoquer une véritable reconquête. Reconquête des Français par leur langue qu’ils ont trop négligée, une sorte de réappropriation. Personne n’acquiert la langue française, c’est elle qui prend peu à peu possession de ses locuteurs, qui en fait les héritiers d’une culture.
Mais cette sorte d’alchimie, individuelle autant que collective, cette lente annexion intérieure par nos valeurs linguistiques au cours de notre éducation et au-delà n’a rien d’évident. Faute d’une prise en compte réelle à tous les niveaux, y compris au plus haut niveau de l’État, elle n’a pas encore trouvé l’animation éclairée, volontaire, à l’échelle de la nation, qu’il lui faudrait. Autant dire que pour elle, l’aboutissement est encore loin. Pour respecter le français et participer de manière intelligente à la vie de notre langue, il nous faut croire davantage à notre identité. Elle aura alors quelques chances d’être mieux partagée.
Là se situe une articulation délicate avec le politique. Je ne m’aventurerai pas sur le terrain de la littérature. Comme le soulignait il y a peu Alain Duhamel, « la France est ce pays baroque où les hommes politiques se piquent de littérature et où les écrivains entendent juger, éclairer et influencer la politique.» Restons-en donc au seul pouvoir du langage. Il y a une direction à suivre, sans concession. L’identité nationale ne se nourrit ni des extrémismes, ni des communautarismes, ni d’une manière générale de tout se qui se termine en –isme, humanisme excepté. L’orientation est simple. Il s’agit simplement d’œuvrer pour tout ce qui, sans forfanterie, sans attitude restrictive, sans nous draper dans les replis de notre drapeau, nous donne la fierté d’être français. Dans ce droit fil, la langue française joue un rôle capital.
Défendre le français, c’est bien. Mais le défendre contre quoi ? Poser la question conduit à une double réponse. Le français souffre de deux maux majeurs : le premier est d’être de plus en plus maltraité par ceux qui l’utilisent. Le second est de voir constamment s’amoindrir sa présence dans le monde. Il y a donc deux combats à mener, aucun n’est simple et ils devraient être le fait de tous ceux qui se réclament de notre langue. Ces combats se rejoignent dans leur dimension culturelle. Il leur faudrait être collectifs, mais on ne voit guère qui animera les opérations. Seule une minorité se soucie à ce jour du devenir du français.
Claude Hagège avait en son temps formulé ce qu’il y a lieu d’affirmer haut et fort : « Chaque langue est le reflet de l’identité profonde d’une communauté. Il s’y investit donc des valeurs symboliques essentielles : mode d’expression d’une certaine culture, elle est nourrie par tout ce que le passé y a construit de traces, et ainsi équipée pour affronter les incertitudes de l’avenir. Défendre une culture, c’est aussi défendre la langue dans laquelle elle s’exprime. »
Il s’y ajoute une particularité française, une identification un peu particulière. Je cite le journaliste Donald Morrison : « La France est le seul pays au monde pour lequel la grandeur signifie la grandeur de la culture. […] La francité passe par la culture. […] Sans une culture supérieure, la France devient un autre pays. » Ce qu’elle est peut-être en train de faire, car, peuple de la contradiction et de l’ingratitude faciles, les Français marquent en même temps peu d’intérêt pour la culture et ne croient plus trop au rôle de la leur.
Pour en revenir à la lutte en cause, il y a donc lieu de la mener sans discontinuer. Elle doit porter aussi bien sur le langage parlé que sur le langage écrit. Mais le premier est exposé à tous les vents, à toutes les influences, aux érosions comme aux apports de toute sorte. Il ne peut en fait être contenu dans ses évolutions que par la solidité de la langue écrite. C’est sur celle-ci que devraient prioritairement porter les efforts. Il est clair que le terme de promotion, voire de défense, ne doit pas être synonyme de purisme paralysant, mais bien plutôt d’évolution éclairée. Simplicité, clarté, rigueur, abondance, souplesse, vitalité sont autant de traits de caractère du langage qu’il importe de valoriser. Le français est hautement porteur de toutes ces qualités.
Tout se réduit à une vérité très simple : une langue étant vivante, il importe qu’elle s’adapte, mais elle ne doit pas régresser, faute de quoi c’est le pays locuteur qui régresse. En son temps, Richelieu avait créé l’Académie française pour consolider le français, langue officielle, au regard des langues régionales, en fixer les limites par l’établissement d’un dictionnaire et la formulation des règles grammaticales. La puissance française s’affirmant en Europe, des œuvres fondamentales ont permis au français de s’imposer et de devenir pour un temps la langue européenne par excellence. Aujourd’hui le rôle de l’Académie s’est considérablement amoindri, le français n’est plus la langue de la diplomatie et son sort repose essentiellement sur la qualité de son enseignement, qui, pour diverses raisons, n’est pas délivré avec toute la rigueur souhaitable.
Au temps de son ancienne puissance, le français cachait une faiblesse : expression d’une élite, il n’était pas la langue usuelle des campagnes. Les langues régionales et les patois locaux ont longtemps prévalu. Il n’a été que très tardivement remédié à ces pratiques, Jules Ferry ayant lancé au combat les hussards noirs de la République, nos anciens instituteurs. C'est-à-dire assez tard, mais leur travail a été solide et de qualité, et le français est de leur fait la langue de tous les Français.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à l’invasion de la langue française par l’anglais. Elle est très visible. Il est indispensable de dénoncer sans relâche toutes nos faiblesses dans ce domaine, et elles sont légion. Tournons-nous vers nos élites, porteuses de la représentation de notre identité nationale. Il n’y a aucune raison pour que nos élus et nos représentants véhiculent avec suffisance dans les plus hautes instances un anglais douteux. Et cela de manière injustifiée, alors qu’ils pourraient souvent sans dommage avoir la fierté de s’exprimer au meilleur niveau dans leur propre langue. Il y a pire : les entreprises françaises à vocation internationale n’ont aucun motif valable d’utiliser, surtout en communication interne, le seul anglais comme véhicule d’information. Cela s’apparente à une capitulation sans condition. Sur le territoire français, cette pratique est de plus illégale, le français étant constitutionnellement la langue officielle de notre pays. Assez d’autodestruction. Il est temps pour les Français œuvrant au niveau mondial de comprendre que leur langue est porteuse de leurs valeurs, d’un rayonnement, d’une influence politique et économique, ce que les Américains ont assimilé pour eux-mêmes depuis fort longtemps. L’exemple doit venir d’en haut.
Mais, si une opinion très répandue y voit avec excès une dilution de notre identité, ce phénomène d’invasion nous place dans une situation moins critiquable que celle de la décomposition lente, plus dangereuse et plus sournoise, que nous fait vivre, quelles qu’en soient les causes, une formation de base insuffisante, voire pervertie, et une transmission appauvrie de notre héritage aux jeunes générations. Les défenseurs de la langue, donc de l’identité nationale, ont un contrat à remplir. Ce n’est pas simple, mais l’examen de la situation montre que rien n’est perdu.
Nous devons être plus ouverts à notre environnement linguistique et culturel. Notre identité française mieux assumée, nous pouvons être de meilleurs Européens. La bonne pratique de notre langue s’élargit par la connaissance de celles de nos voisins. C’est fort des différences ressenties dans la pratique d’autres vocables, du face-à-face avec d’autres modes de pensée et d’autres courants de culture que nous devenons capables de nous approprier totalement notre propre mode d’expression. Il faut s’évader du monolinguisme pour être à même de faire une démarche exigeante, celle de perfectionner la connaissance de sa propre langue et de l’enrichir à la lisière des autres cultures rencontrées.
L’État a un rôle déterminant à jouer, comme au temps de Richelieu. Il n’est pas de son domaine de mener quotidiennement la bataille. Il y a souvent sur ce sujet une confusion générale. Par exemple, l’État n’a pas à décréter ce que doit être la méthode d’apprentissage de la lecture. Il lui incombe par contre de réaffirmer le niveau de connaissance minimal que la République doit assurer à chacun de ses citoyens et d’armer ceux qui en ont la responsabilité pour le garantir correctement. À tous égards, il est du devoir des responsables de la nation d’aider l’opinion publique à se construire, à mesurer les dangers encourus et à faire siens les objectifs à atteindre. C’est tout aussi difficile que de faire comprendre la nécessité de résorber la dette publique… Pourtant, sur le fond, rien n’est plus limpide : notre langue, c’est notre outil principal, dont la qualité conditionne toutes nos manières de penser, d’imaginer, d’agir. C’est aussi notre arme, notre viatique contre toutes nos divisions. « La langue est un patrimoine » (Jean Dutourd). C’est l’essentiel de notre richesse… de notre identité française.