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Remerciements
de Quentin Dickinson
Le prix Richelieu, nous avait-on dit,
vient récompenser les journalistes
francophones qui défendent la langue française.
D'emblée, ceci aura constitué, pour mon confrère Jean Quatremer
comme pour moi-même, un sujet d’étonnement. En effet, le français
est à la fois le fonds de commerce et l’outillage de tout journaliste qui
rédige dans cette langue, et comment imaginer que notre profession
tout entière ne fasse pas preuve d’un zèle de tous les instants à en
défendre l’acquis, les contours et la spécificité ? Le maçon ne méprise
pas la pierre, pas davantage que le menuisier ne néglige son rabot.
Mais voilà : le sentiment du plus grand nombre, c’est que la presse
française pratique une langue appauvrie, défigurée, désincarnée ; le
devoir d'informer s’apparenterait à un exercice aseptisé, et s’affranchirait
de la vocation sensuelle de la langue ; le style télégraphique aurait pris
la place du style tout court.
C’est que notre profession est de celles auxquelles rien n’est épargné,
et tout est reproché. Par essence, nous nous adressons à tous et à chacun,
et les projecteurs de l’actualité éclairent aussi – et cruellement – nos
imperfections et nos faiblesses.
Je soutiens cependant que la très grande majorité de mes confrères est
parfaitement consciente du rôle normatif qui est le sien. Le journaliste
– et pas seulement celui de l’audiovisuel – jouit du pouvoir exorbitant,
qu’il a en partage avec l’Académie qui siège en ces lieux, de faire naître,
d’accoupler, et de tuer les mots, de populariser tel néologisme et
d’accréditer tel tour de phrase.
Monsieur le Président, je vous l’accorde, l’exercice par nous de ce pouvoir
est perfectible ; il n’est pas toujours à l’abri d’une critique fondée et
recevable. Il n’empêche : les belles-lettres ne sont pas l’affaire du
journaliste ; celui-ci se doit de communiquer les éléments factuels, et
l’éventuel commentaire qui les prolonge, en des termes qui excluent
l’ambiguïté. Du coup, le verbe lourdement explicite chasse le nom
commun, qui pourtant ramasserait l’idée en une synthèse aérienne ;
l’allusif, le lyrique, les figures de rhétorique s’en trouvent bannis.
Cependant, ma conviction est entière qu’à l’intérieur de ces paramètres
restrictifs une certaine élégance, une vivacité gauloise, une contribution
modeste mais véritable à la vie de notre langue, restent possibles.
Dans l’annonce qui a été faite de l’attribution de ce prix à mon confrère
et à moi-même, il est dit que
nous défendons bec et ongles et contre vents et
marées la langue française, en milieu hostile, faut-il comprendre. Cette
accolade ressemble étrangement à une citation à l’ordre de l’armée, ce
dont Jean Quatremer, en particulier, se félicite.
En fait, il ne s’agit plus ici de la nature ni du produit fini de notre travail
de journaliste, mais bien plutôt de notre instinctif engagement de
citoyens européens.
Lorsque nous nous insurgeons contre le recours systématique à l’anglais
en salle de presse de la Commission européenne, lorsque nous
condamnons la proportion désormais écrasante de Britanniques et
Irlandais préposés à la communication des institutions européennes,
lorsque nous stigmatisons l’usage en réunion, par des francophones, de
la langue anglaise, alors même que l’interprétation simultanée est assurée,
à travers la langue française, c’est la conception même de la construction européenne que nous entendons rappeler à chacun. Celle-ci, dès ses
origines, s’édifie sur la pluriculturalité et sur le multilinguisme. L’Union
européenne ne doit pas s'articuler autour de banals organes internationaux,
à tous autres pareils. Chaque citoyen doit apporter sa pierre
propre à l’édifice commun, et s’y trouver chez soi.
Le péril qui guette l’Union européenne, c’est qu’en abandonnant, au
nom d’une rationalité à court terme, sa vocation naguère ouverte aux
idiomes de toute sa population, elle prenne de plus en plus de distance
vis-à-vis de celle-ci. Et les discours, cent fois entendus, sur la nécessité
de rapprocher l’Europe du citoyen continueront à sonner bien creux.
Les dégâts collatéraux de cette politique d’apparente facilité ne s’arrêtent
d’ailleurs pas à la langue française.
Mr. President,
Madam Secretary General,
I wish to seize this opportunity to submit that the prime victim of any
attempt to institutionalize the systematic use of English as the only
working language of the European institutions, is the English
language itself.
Daily, in European circles in Brussels and elsewhere,
English endures a constant battering in syntax and vocabulary. From
this grammatical slaughterhouse emerges a strange, impoverished
parlance, largely beyond the understanding of those unfortunate native
English speakers, who do not enjoy the privilege of acquaintance with
the corridors of Euro-power.
Car, à toutes les époques, les élites, soucieuses du maintien de leurs
privilèges et de leur ascendant sur leurs sujets et administrés, ont su
générer des codes d’expression orale ou écrite, hermétiquement fermés
à ces derniers. Or, il n’y a pas d’exemple que cette aliénation délibérée,
cette confiscation du sens, ne se termine dans la déroute de ses instigateurs.
Et, avec nos mots, avec nos moyens, avec notre conviction de ce qui est
juste, logique, et souhaitable, voilà ce que nous voulons éviter à l’Europe,
la plus passionnante des aventures politiques de la planète.
Enfin, Monsieur le Président, Madame le Secrétaire général, permettez moi
d’estimer que, chez les professionnels de la langue, chez les magiciens du verbe, il y a d’éblouissants francs-tireurs et il y a aussi des
industriels du tirage. Nous, journalistes, nous tenons des premiers le
goût du travail individuel, et, des seconds, nous nous rapprochons par
le volume de celui-ci.
Mais nous savons où se trouve notre place : notre littérature à nous est
certes cent mille fois remise sur le métier, mais elle n’en demeure pas
moins éminemment périssable.
Ceux que vous avez choisi d’honorer aujourd’hui, et qui en sont
encouragés, se voudraient d’honnêtes et modestes artisans, qui, parmi
bien d’autres, ne se distinguent que par la profondeur et la durée de
leur engagement pour la langue française.
Vive l’Europe ! Vive le français !