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Cocorico !
Il vaut mieux chanter victoire tout de suite, ainsi, quoi qu’il arrive et
si nos espoirs devaient être encore une fois déçus, nous aurions au moins
poussé ce cri !
Chanter quelle victoire ? Le gouvernement français a déposé deux plaintes
auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJEU) : en effet,
l’Union euroéenne a embauché des employés sur la base d’examens
proposés en anglais uniquement ; ces plaintes devraient aboutir : il s’agit
de discrimination envers les non-anglophones, et d’une violation des traités
européens.
Ces plaintes peuvent sembler deux gouttes d’eau dans l’océan du
globish ; elles n’ont d’ailleurs rien d’exceptionnel : la CJEU a déjà tranché
en faveur de l’Italie et de l’Espagne dans des cas similaires.
En réalité, la bonne nouvelle est le refus de céder à la lassitude. Pour
avancer vers une plus grande diversité linguistique dans les institutions
européennes, il faut commencer quelque part... et quand ces institutions
sélectionnent leurs personnels en privilégiant les anglophones, on fait
du sur place.
Après le Brexit, nous avions espéré déjà un renversement du tout-àl’anglais
; les institutions européennes n’embauchant plus de
Britanniques, peu à peu on aurait pu assister à un retour à l’équilibre.
Que s’est-il passé ? Les fonctionnaires britanniques, pas fous, sont restés
et ont opté pour la nationalité belge, ou une autre nationalité de l’UE.
Si on peut comprendre ces fonctionnaires et leur préférence pour le
côté bien beurré de la tartine, l’honnêteté aurait voulu qu’ils adoptassent
une nouvelle langue en même temps qu’une nouvelle citoyenneté – une
nouvelle langue de travail, s’entend.
Parmi les arguments de ces fonctionnaires, lus çà et là : «
Ce n’est pas de la mauvaise volonté, les Britanniques ne sont pas doués pour les langues. »
Traduction : les autres peuvent faire un effort, pas nous.
La Commission européenne, elle, a par le passé donné le prétexte
d’un besoin de candidats «
immédiatement opérationnels dans cette langue ».
D’autres assurent qu’il est « impossible de revenir en arrière ».
Pour moins risibles qu’ils soient, ces arguments restent inconsistants.
On peut penser qu’un candidat non anglophone, défavorisé par ces
tests, maîtrise pourtant ce qu’on appelle l’euro-anglais (
globish devait
avoir une connotation trop négative).
Mais quoi qu’il en soit, s’il faut des candidats «
opérationnels en anglais »,
c’est avant tout parce que les institutions s’obstinent à n’utiliser que
cette langue.
De même, si revenir en arrière demande des efforts, des moyens et
du temps, c’est une question de volonté politique. Cette volonté eût-elle
été présente depuis quelques décennies ou même depuis le Brexit, ce
serait chose faite aujourd’hui. Dans dix ans, nous dira-t-on qu’il est trop
tard et que nous aurions dû y penser en 2023 ?
Mais nous y pensons, nous le demandons, nous protestons depuis bien
longtemps. Nous l’avions déjà dit ici, l’argument selon lequel l’entrée
des pays de l’Est a fait basculer les langues du côté obscur de la diversité
est faux, on inverse cause et conséquences.
Quand on laisse durant des années la responsabilité du recrutement
à des anglophones qui font de la maîtrise de l’anglais un des critères de
candidature, il n’est guère surprenant d’avoir un personnel aussi peu à
l’aise dans d’autres langues : pourquoi faire l’effort de les parler quand
l’institution ne le fait pas ?
Alors, si ce cocorico est prématuré, n’hésitons pas à le chanter pourtant,
à le crier bien fort. Qui sait, à force de l’entendre, les institutions de
l’UE finiront peut-être par l’écouter.
Véronique Likforman
Délégation DLF Bruxelles-Europe
Legs protestant
Ce que la langue française doit aux protestants
C’est un fait peu connu (ou reconnu) mais les protestants ont joué
un rôle considérable dans l’évolution et la diffusion de la langue
française. Tout part du XVIe siècle lorsque Jean Calvin (1509-1564), en
1541 à la suite de Martin Luther (1483-1546), lequel a lui aussi
fortement influencé la syntaxe et la sémantique d’unification de la
langue allemande, et d’Ulrich Zwingli (1484-1531), lorsque Jean
Calvin, donc, publie en français l’
Institution de la religion chrétienne.
Cet ouvrage, on ne le sait pas assez, est un monument de la langue
française. En effet, se distinguant des écrits en latin, Calvin innove en
proposant des phrases courtes contrairement aux phrases latines, avec
une syntaxe claire (sujet - verbe - complément), volontairement
simple pour être accessible au plus grand nombre, tandis que les
ouvrages rédigés en latin à l’époque dans la religion catholique
restaient un domaine complexe réservé aux clercs.
Calvin va plus loin en francisant de nombreux mots pour leur donner
une cohérence avec la prose française : par exemple, il invente les mots sagesse au lieu de
sapience, pensée au lieu de
cogitation,
témoignage au
lieu de
testification, etc. (exemples repris de
L’Histoire de la langue
française parue chez Hatier en 2022 sous la direction de Jean Pruvost).
À sa suite, de nombreux intellectuels protestants joueront un rôle
décisif dans l’évolution de la langue française, comme l’imprimeur
Robert Estienne (1503-1559). Calvin va également faire bouger les
lignes de notre langue en contraignant les défenseurs de l’Église
catholique à se mettre aussi à la rédaction en français. Toujours dans
L’Histoire de la langue française, l’auteur précise que «
sans Calvin, des
auteurs comme Montaigne ou Blaise Pascal n’auraient pas pu écrire de la
même manière ». Et, bien sûr, la parution de la Bible et d’autres
ouvrages religieux en français va favoriser l’apprentissage de la
lecture et de l’écriture au sein de la population protestante qui saura
lire et écrire bien plus précocement que les catholiques qui, eux,
pendant longtemps, ne bénéficieront pas d’un accès direct à la
totalité de la Bible.
L’histoire de la langue française portée par les protestants ne s’arrête
pas là. En effet, au XVII
e siècle, après la révocation de l’édit de Nantes
en 1685, de nombreux protestants, plusieurs centaines de milliers,
vont émigrer et s’installer dans les pays protestants limitrophes : la
Suisse, l’Allemagne, les Pays-Bas (Provinces-Unies à l’époque),
l’Angleterre. Espérant leur retour, les protestants vont garder un lien
puissant avec leur langue natale au point qu’ils vont contribuer à la
propagation massive de la langue française dans toute l’Europe.
«
L’exil des protestants est le premier moment de l’histoire où le français
se diffuse en Europe comme langue de culture, c’est-à-dire une langue
non maternelle utilisée pour des usages savants ou littéraires », nous
précisent encore les auteurs de
L’Histoire de la langue française.
Partout où les protestants s’installent, des écoles et des foyers
culturels francophones vont participer à la diffusion de notre langue.
À titre d’exemple, on peut citer le lycée français de Berlin,
premier lycée français de l’étranger, fondé en 1689 sous l’égide du
prince-électeur Frédéric Ier de Prusse, ce qui rappelle que les
protestants sont à l’origine des quelque 500 lycées français de l’étranger existant aujourd’hui dans le monde (premier réseau
scolaire mondial). Ce lycée de Berlin, financé par les Allemands,
existe depuis près de 350 ans et n’a jamais fermé ses portes depuis sa
création : il a continué à fonctionner sans interruption pendant
l’épopée napoléonienne, la guerre de 1870, la Première Guerre
mondiale et même sous le III
e Reich. Aujourd’hui encore, il est en
bonne partie subventionné par l’Allemagne (de nos jours, il existe
neuf autres lycées français en Allemagne qui, eux, n’ont jamais
bénéficié de cette manne financière germanique).
Et nous arrivons à la fin du XVIII
e siècle, en 1782 précisément. C’est en
effet à cette date que l’Académie de Berlin, preuve du rayonnement
international de notre langue, lance – en français – un concours
international avec la question suivante : «
Qu’est-ce qui a fait de la
langue française la langue universelle ? » Deux candidats enlèvent
ex aequo le premier prix : l’Allemand Johann Christoph Schwab
(1743-1821) et le Français Antoine de Rivarol (1743-1801). Leurs
deux thèses sont différentes : pour Schwab, c’est principalement la
prédominance démographique, économique et militaire de la France
qui explique la prépondérance de sa
langue ; pour Rivarol, ce sont ses
qualités littéraires de clarté et de rigueur qui justifient son
universalité.
Puisque le jury de l’Académie de Berlin n’a pas tranché entre les
deux démonstrations mais les a toutes les deux validées en les
récompensant, nous accorderons aux protestants le bénéfice des
deux thèses : ils auront contribué au rayonnement et à la promotion
de notre langue en s’installant – contraints et forcés malgré
l’interdiction qui leur en était faite – dans les pays qui les
accueillaient, mais ils auront aussi participé à son évolution et à son
enrichissement notamment par la démarche de francisation des
textes fondateurs.
Alain Sulmon
Délégation du Gard