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Les gâte-langue
Confusion
Le 16 mai 1996, le publicitaire Jean Fumlec fit son entrée dans Paris à la
tête de cette jeune agence qui venait de passer le pont de la Concorde et
d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient
un successeur
1. Son objectif : balayer les vestiges du monde ancien afin
d’imposer partout sur la planète l’empire de Wall Street. Il remportait
contrat sur contrat, victoire sur victoire, en particulier sur la langue française
qui s’opposait parfois à ses conquêtes. C’est pourquoi le journaliste Jacquot,
et même M. Soupe, n’hésitaient pas à le consulter.
Le préposé aux Avancées terminologiques réfléchissait aux moyens
de faciliter l’implantation de la langue universelle du Commerce, des
Bonnes Moeurs et de la Démocratie. Un évènement venait d’attirer son
attention : sa patronne, la ministre de la Laïcité et de l’Éclairage urbain,
en réponse à une critique de l’opposition, avait lancé : « Vos arguments
sont vieux comme mes robes ! » Tout en saluant le résultat obtenu par
les néo-pédagogues jusqu’au sein du gouvernement, M. Soupe, dans
cette approximation syllabique, entraperçut quelque chose à creuser.
Deux jours plus tard il déjeunait avec Jean Fumlec et le Pr Trossitin-
Mouliné, président de la Sorbonne. Soupe et Trossitin commentaient
avec une certaine jubilation
– entretenue par une bouteille de nuits-saint-
georges – l’emmêlement ministériel. Fumlec se taisait. Soudain il
parut se réveiller :
– La manière de prononcer les mots, c’est important, non ?
Le linguiste et le fonctionnaire se regardèrent, bouche bée. Une fois de
plus, dans son innocence, le publicitaire avait pointé l’index au bon endroit.
– Évidemment ! dit M. Soupe. Voilà une piste !
Hochant la tête, Trossitin ajouta :
– J’y avais songé, figurez-vous. La prononciation, osons le dire, est
l’orthographe de l’oralité. Nous avons déjà beaucoup travaillé contre
l’orthographe. En privilégiant les images, les initiatives ludiques plutôt
que l’apprentissage des règles, nous avons réussi à dégrader les notions
de base, dont l’orthographe fait partie. Mais au-delà de l’école il faut
toucher l’ensemble de la société. Et là, Jacquot peut nous apporter une
aide précieuse.
Le serveur déposait devant lui une assiette garnie de tronçons baignant
dans une sauce noirâtre, accompagnés de riz.
– Les calamars dans leur encre ! annonça-t-il avant de s’en retourner
aux cuisines.
M. Soupe afficha un large sourire et, du plat des doigts, frappa la table :
– La déconstruction ! En voilà un exemple ! En français, ce céphalopode
s’appelle « calmar ». Nos mères, chez le poissonnier, achetaient des calmars.
Mais à force de fréquenter les restaurants d’Italie ou d’Espagne, nos
compatriotes ont fini par adopter la forme
calamar. À la poubelle, le mot
franchouillard ! Et personne ne s’en est aperçu. C’est pas beau, ça ?
– La langue française, décréta Fumlec, elle nous emm...
Soupe et Trossitin se regardèrent à nouveau. Le président de la
Sorbonne se pencha vers le publicitaire :
– Au fait, comment se peut-il que vous ne soyez pas ministre ?
Jean Fumlec allait répliquer mais fut interrompu par M. Soupe :
– J’ai une idée ! Nous allons dresser un
listing pour Jacquot. Des mots
victimes de prononciation vicieuse, liaisons abusives, pataquès... Sur les
ondes, notre ami est d’une
efficience prodigieuse. J’adore l’entendre
évoquer l’Arc-queu de triomphe, le
Parc-queu des Princes, compter
vingtteu-
deux joueurs, empocher
deux cents h-euros, accrocher
un h-hameçon,
dénoncer chez l’adversaire
un h-hiatus (par contagion du sens avec la
morphologie), défendre
les zhandicapés. Sa plus belle réussite, je crois,
c’est « au grand dam », qu’il n’a jamais prononcé à la française comme
« Adam », mais à l’anglaise comme « macadam ».
Il tira de sa poche un calepin et un stylo à bille.
– J’en ai un, dit Fumlec. Je le tiens d’un vieil avocat grec et je ne l’ai
pas encore entendu à la radio : « lorseu que ».
– Je note, dit M. Soupe.
– J’en ai un que je crois assez bon, dit Trossitin : « cinq », dont le q ne
se fait entendre que si le chiffre est seul ou à la fin d’un nombre composé.
Mais on doit prononcer
cin cents. Vous imaginez, si on parvenait à lui
faire articuler
cinque cents !
M. Soupe se récria :
– Impossible ! Jamais Jacquot n’avalerait ça. Un peu sot et illettré,
d’accord, mais tout de même ! S’il citait Corneille... « Nous partîmes
cinque cents, mais par un
prompteu renfort... »
Il se trompait. Depuis plusieurs années déjà, le monstre cinque cents
s’ébrouait dans les haut-parleurs. Mais peu importe. La fin du repas fut
fort occupée. On examina
osciller et
instiller qui par la grâce de Jacquot
deviendraient
osci-ier et
insti-ier comme
vaciller ;
sourcil pourrait se
prononcer comme « cil » (« ce que fait déjà ma femme de ménage », signala
Trossitin) ;
agenda, qui servait beaucoup aux
surbookés, se transformerait
en
ajanda ;
gageure, n’en parlons pas ; ou plutôt si ! Parlons-en : Jacquot
avait résolu la
problématique en optant pour
challenge. On porta aussi à son
actif « en revoir » à la place d’
au revoir.
Fumlec, prudent, intervenait le moins possible.
La conclusion allait de soi. M. Soupe s’en chargea :
– Quand la conversation en français aura l’aspect d’une bouillie pour
bébé où, dès son plus jeune âge, chacun prononcera les mots à sa façon,
de sorte que plus personne ne comprendra personne, alors nous
pourrons enfin déclarer le
globish langue de la République.
Il leva son verre. Les deux autres l’imitèrent.
– Qui pourrait faire obstacle au progrès ! s’exclama Trossitin.
Le fonctionnaire soupira :
– Quelques rétrogrades. Ils nous font rire.
Retrouvant toute son audace, les pommettes rosies par le bourgogne,
Jean Fumlec approuva :
– À gorge d’employé !
1. Il nous a semblé que nul mieux que Stendhal ne pouvait décrire le début de
cette irrésistible ascension.
Michel Mourlet
Les mots en famille
Olympie : « Les jeux du stade ! »
Au moment où la France va accueillir les Jeux olympiques, un siècle
après les Jeux de Paris en 1924, ayons la curiosité de revenir
à Olympie,
aux «
jeux du stade », réservés à l’origine aux seuls hommes libres et
grecs, à l’exclusion des esclaves et des femmes.
Si le mot
stade désigne un terrain de sport, pour les sports collectifs,
le
stádion désignait chez les Grecs à la fois le lieu où l’on pratiquait la
course à pied, la course elle-même et la distance parcourue.
Ce mot, issu de la racine indo-européenne
*sta, « être debout », et
dont est dérivé, entre autres, l’anglais
to stand, « se tenir debout »,
nous fait prendre conscience que les spectateurs restaient debout
pour regarder les athlètes.
La première édition du
Dictionnaire de l’Académie française, de 1694,
qui classait les mots en famille, présentait le mot
stade comme étant
apparenté à
stable,
station,
statue,
statut,
stature... ainsi qu’au verbe
instituer. Rien d’étonnant, dès lors, que les
jeux du stade à Olympie
soient devenus une
institution !
Pendant douze siècles, cette
institution servira même à mesurer le temps
pour compter en
olympiades, repère chronologique de quatre années.
Quand les cités grecques étaient en guerre, les jeux étaient aussi
l’occasion de faire la
trêve olympique pour suspendre les hostilités.
Selon la tradition, les premiers jeux Olympiques dateraient de
776 avant J.-C. et consistaient en une simple course sur le
stádion,
piste de course à pied d’une longueur de 600 pieds, soit 192 mètres
environ. Cette longueur correspondait à la distance fixée par
Héraclès lors de sa course avec ses frères à Olympie. Le mot
stade
prend alors le sens d’une « unité de mesure ».
Lors de la course des hoplites qui clôturait les jeux, ces fantassins
grecs couraient avec leurs armes sur une
distance de deux stades, soit
1 200 pieds (384 mètres). Depuis les Jeux de 1948, la piste
d’athlétisme a été homologuée à 400 mètres.
Olympie, sanctuaire dédié à Zeus olympien, dépendait de la cité
voisine d’Élis qui organisait les cérémonies religieuses. Devant le
temple d’Héra, demi-soeur et femme de Jupiter, se dressait aussi
l’autel où brûlait le feu sacré. Rites religieux et sport étaient
étroitement liés. Les jeux se déroulaient au mois d’
hécatombéon qui
dans le calendrier attique débutait mi-juillet. Ce mois correspondait
au fameux sacrifice des 100 boeufs qui nous a donné l’
hécatombe.
Au tout début, les jeux Olympiques se déroulaient sur une seule
journée, puis ils compteront jusqu’à dix-huit épreuves, réparties sur
cinq jours. Des équipements sportifs compléteront le
stade : le
gymnase, la
palestre et l’
hippodrome.
À la course à pied, on ajoutera le
pentathlon, composé de cinq épreuves :
le lancer du disque, le saut en longueur, le lancer du javelot, la course à
pied et la lutte. Viendront ensuite la course de char et le pancrace qui
réunit pugilat et lutte. Le vainqueur recevait une couronne d’olivier.
Après 293 olympiades, l’étoile d’Olympie pâlit. En 394 après J.-C.,
Théodose Ier, empereur chrétien, fait fermer les temples païens. La
religion chrétienne devient religion d’État. Ce sera alors la fin du
sanctuaire d’Olympie et de ses jeux.
Il faudra attendre 1896 pour que les
Jeux olympiques de l’ère moderne
naissent à Athènes.
Pierre de
Coubertin leur donnera une dimension
internationale et fera de la langue
française la langue des Jeux.
Si la course à pied était bien le
premier sport
sur le stade à Olympie,
celle-ci va prendre une autre
dimension lors des premiers Jeux de
l’ère moderne. Sur la suggestion de
l’
académicien Michel Bréal, une nouvelle course à pied est créée, cette fois-ci
hors du stade entre
Marathon et Athènes.
Le
marathon est alors institué. Si nous avons en mémoire le messager
ayant couru jusqu’à Athènes pour annoncer la victoire des Grecs à
Marathon contre les Perses, le but de cette course était d’honorer
aussi l’exploit sportif des fantassins athéniens.
En effet, ceux-ci, juste après leur victoire à Marathon en 490 avant J.-C.,
retournent à marche forcée vers Athènes afin d’empêcher le
débarquement des Perses dans le port de la cité antique. Ils arrivent
avant les Perses de Darius qui renoncent au combat.
Depuis les Jeux olympiques de Londres de 1908, la
distance du
marathon retenue est de
42,195 km, correspondant à la distance entre
le château de Windsor, départ de la course, et l’arrivée à la loge
royale d’Édouard VII au
White City Stadium.
Il serait cependant injuste d’oublier
Philippidès qui, partant de
Marathon avant la bataille entre Athéniens et Perses, parcourut 240 km
pour aller chercher des renforts à Sparte.
Il revint à Marathon, pour annoncer que les renforts n’arriveraient
qu’à la fin des fêtes religieuses de la ville, contraignant ainsi les
Athéniens à combattre contre les Perses en infériorité numérique.
Chaque année, le dernier vendredi de septembre, les Grecs
commémorent l’exploit de Philippidès, et une course à pied est
organisée depuis 1983 entre Athènes et Sparte sur une distance de
246 km : le
Spartathlon, le record établi étant de 19 heures et 55 minutes !
Enfin, parmi ces différentes courses, il convient de citer la course de
relais de la flamme olympique créée à l’occasion des Jeux d’été de
Berlin en 1936.
Les
Jeux de Paris 2024 réuniront
32 disciplines olympiques. Soyons
assurés que les « Phryges », nos mascottes olympiques, feront en sorte
que les athlètes français restent dans la course !
Philippe Le Pape
Délégation de Touraine.