Défense de la langue française   
• Siège administratif : 222, avenue de Versailles 75016 Paris • 01 42 65 08 87 • dlf.paris@club-internet.fr •
La mode en images
Aujourd’hui, la vendeuse de ma « boulangerie-du-matin » (à chaque boulangerie son heure et sa spécialité) portait un pull-over crème orné de spectaculaires manches gigot. Du gigot à la boulangerie, voilà qui n’est pas banal. Si je vous précise que je préfère rouler à vélo avec une jupe patineuse plutôt qu’avec une jupe crayon, ou encore qu’un pull chaussette et un pantalon cigarette donnent une ligne impeccable, vous aurez déjà une petite idée de la richesse des images du vocabulaire de la mode, bien loin des tombereaux d’anglicismes que déversent les magazines féminins ou qui colonisent les vitrines de certaines boutiques.

Très à la mode dans les années 1830, les manches gigot bouffent aux épaules et sont resserrées à l’avant-bras. Elles sont moins connues que les manches ballon, des manches courtes auxquelles la base resserrée donne une jolie forme arrondie, et qui appartiennent plutôt au vestiaire enfantin. À l’inverse des manches gigot, les manches pagode (que j’ai déjà pu admirer aussi sur la vendeuse de ma boulangerie-dumatin) sont ajustées en haut et s’évasent en entonnoir (ou comme le toit d’une pagode) plus ou moins bas sur l’avant-bras. Elles sont très esthétiques, mais impossibles à faire rentrer sans les abîmer sous les manches normalement coupées d’un gilet ou d’une veste.
Au lieu d’un pull à manches gigot, la vendeuse aurait pu revêtir un pull chauve-souris, ou à manches chauve-souris, lesquelles se caractérisent par une emmanchure très large allant de l’épaule aux côtes flottantes et qui ressemblent donc à des ailes si l’on écarte les bras (plus que des ailes de chauve-souris, elles me font penser à la poche membraneuse du pélican, mais personne ne parle de « manches pélican »). Quant au pull chaussette évoqué plus haut, sa maille souvent côtelée épouse étroitement le buste et les bras, et il peut éventuellement être agrémenté d’un col roulé ou cheminée (deux cols montants, l’un retourné ou plié, l’autre non). À noter que la robe pull ne désigne rien d’autre qu’un pull chaussette suffisamment long pour couvrir une partie des jambes.

En parlant de jambes, justement, celles-ci ne seront pas habillées de la même manière avec un pantalon cigarette, fin et droit, qu’avec un pantalon carotte, ample aux hanches et resserré au mollet, qui vise plutôt à camoufler qu’à mettre en valeur.

Si l’on préfère les jupes, la patineuse du début de cet article, courte et dansante grâce à sa coupe en rond (c’est une « jupe qui tourne », comme disent les petites filles), n’a rien de commun avec la jupe crayon, inspirée des années cinquante, qui enserre les jambes et descend assez bas, généralement jusqu’au genou. Un bon compromis entre les deux sera la jupe portefeuille, composée d’un rectangle de tissu fermé au moyen d’un rabat (comme un portefeuille) et maintenu par des boutons ou par une agrafe : droite quand celle qui la porte est immobile, elle devient dansante avec le mouvement.

Enfin, pour ne pas oublier les souliers, distinguons le hautain talon aiguille (porté avec la jupe crayon ou avec le pantalon cigarette) du facétieux talon bobine, resserré au milieu et s’évasant vers le bas, indéniablement plus adapté à la jupe patineuse ou portefeuille. Précisons que, tous les noms de pièces de vêtement présentés ici étant construits selon le modèle de l’apposition (un nom plus un autre nom), seul le premier substantif (jupe, pantalon, manche…) prendra la forme du pluriel, le second (cigarette, carotte, chaussette) restant invariable*.
Anne Rosnoblet

* Article publié par notre administratrice sur son site « francaissansfautes » le 31 mars 2022.

Les gâte-langue

« Larvatus prodeo »


Pour bien comprendre ce qui va suivre, reportons-nous quelques années en arrière, au moment où le ministère de la Laïcité et de l’Éclairage urbain confia à M. Soupe la mission d’accompagner – et si possible d’anticiper – l’évolution de la langue française. C’est alors qu’il commença de réfléchir aux moyens d’introduire dans l’expression de notre pensée des éléments – si possible, maquillés – de nature à la subvertir. Un après-midi où il baignait voluptueusement ses orteils dans la cuvette d’eau tiède que dissimulait sa table, disons de travail, ses yeux soudain s’agrandirent ; il s’avala les lèvres dans un sourire contenu qui semblait près d’exploser. Puis il hocha la tête et, entraîné par son idée, s’extirpa de la bassine en éclaboussant le parquet.
Il ne manquait pas d’astuce, aimait les comparaisons significatives et n’avait jamais péché par excès de modestie. Allant aux lavabos vider son récipient, il se regarda dans la glace et vit... Descartes en personne, portraituré par Frans Hals, Descartes avec son air rogue et sa tignasse sur le front ! Poussé par son génie à bouleverser les vieilles doctrines, il s’imaginait déjà la cible d’une persécution organisée par les dévots, qui n’accepteraient jamais de jeter leur idiome aux orties au profit d’un instrument plus moderne. Frappé de la similitude, il se rappela une lettre où le philosophe confiait en latin son intention de s’avancer masqué sur le théâtre du monde : « Larvatus prodeo. » « Voilà, jubilait notre fonctionnaire, un excellent programme, au moins pour entamer mon action. Et je sais comment l’appliquer. »
À force de tourner et retourner le problème, son esprit rusé lui avait donc trouvé une solution. Mais, de peur qu’elle se répandît, ce qui eût frappé d’inanité ses efforts, il se jura de n’en parler à personne. Et il tint parole. C’est dire la difficulté de l’enquête à laquelle il a fallu se livrer pour tirer au clair l’un des aspects les moins évidents de la déconstruction linguistique.

On avait remarqué M. Soupe chez son libraire, passant commande du dictionnaire Harrap’s franco-anglais. On le surprit dans des conciliabules avec le journaliste Jacquot. À tout moment il lui arrivait de griffonner on ne savait quoi sur des feuilles volantes dont ses poches étaient garnies. Quelqu’un l’avait même reconnu, le menton orné d’une fausse barbe, à une conférence sans aspérité d’un philologue belge, sur les avantages écologiques de la langue de bois. Que manigançait-il ?

Nous en eûmes la révélation le jour où l’un de nos amis, l’ayant pris en filature, aperçut un papier à demi froissé s’envoler de son veston. Il le ramassa, l’examina, y lut une phrase pareille aux messages codés de Radio-Londres sous l’Occupation, dont l’écho se perpétue dans l’Orphée de Cocteau1. Le pense-bête échappé du veston énonçait de manière non moins sibylline : « Il est six heures, passées de cinq minutes. » Et au-dessous : « Five past six. »

Ce message nous plongea dans le brouillard jusqu’au matin où, à 7 h 10, nous entendîmes sur Radio 39,5 une consoeur de Jacquot annoncer d’une voix suave : « Il est sept heures passées de dix minutes. » Puis les évènements se précipitèrent. Profitant d’une absence de M. Soupe, une taupe du ministère copia sur une clé USB une mystérieuse liste de mots que l’animal eut la bonne idée de nous confier : alternatif, alternative, générer, initier, tour opérateur, to rehabilite, technology, terminal, crédible, finaliser, future, impacté, km par heure, portable, expertise, in charge of, incapacity of, dédié (dedicated), drastique, supporter (verbe), votre attention s’il vous plaît, Une bonne soirée. La liste s’achevait par cette phrase : « Demander à Trossitin s’il en connaît d’autres. »

Émule laborieux de Sherlock Holmes, il nous fallut quand même trois bonnes minutes pour saisir le caractère commun à ce catalogue hétéroclite : un mélange de formules et de vocables anglais d’origine et de forme françaises. Pour les avoir déjà repérés dans une acception qui n’était pas – ou plus – la leur, il nous avait été relativement aisé de les identifier, avant-garde invasive, dissimulée dans un cheval de Troie. Ces mots, certes de chez nous, mais irrigués d’un sang étranger transfusé par des compatriotes de Jack l’Éventreur, nous revenaient de Whitechapel, et des millions d’innocents allaient en être contaminés.

Ils réhabiliteraient un immeuble injustement condamné à la démolition ; ils substitueraient à technique technologie comme si l’on baptisait « politologie » la politique ou « méthodologie » une méthode ; ils oublieraient le mot avenir ; ils ne seraient plus jamais en mesure de faire quelque chose, mais en capacité ; leurs haut-parleurs ne lanceraient plus : « Attention ! » mais bien plus poliment la traduction littérale de « Your attention, please ». Le reste à l’avenant.
Mettant un point final à cette première liste d’envahisseurs, M. Soupe s’était frotté vigoureusement les mains. « Certaines écoles de langues promettent “l’anglais sans peine”. Moi je propose beaucoup mieux : “Parlez anglais sans le savoir” ! »
Michel Mourlet

1. « L’oiseau chante avec ses doigts. » (Orphée, film de Jean Cocteau, 1950).
Retour sommaire
• Siège administratif : 222, avenue de Versailles 75016 Paris •