Les gâte-langue
Les Saboteurs réunis
On avait connu les Magasins réunis, les Artistes associés ; il y avait à présent le syndicat des saboteurs de langue, une association à but purement lucratif puisqu’elle visait à faire parler le monde entier en américain, langue universelle et sacrée de la religion moderne, adoratrice du dieu Dollar. MM. Soupe, Trossitin-Mouliné, le Comité Théodule formé selon le souhait de Mme Jecat-Pitul, la célèbre linguiste, voyaient leurs efforts chaque jour récompensés. Chaque jour le français se délitait davantage. Les lecteurs comprenaient de moins en moins les livres. Les parents voyaient s’accroître leur difficulté à traduire le charabia de leur progéniture. Chaque jour les citoyens, dont le vocabulaire s’amenuisait, récoltaient un peu plus de bosses en se cognant contre la langue de bois des discoureurs. Et comme si ça ne suffisait pas, voici qu’un beau matin, un allié inattendu des saboteurs tomba du ciel : Justin-Oscar Reblochon.

À l’instar d’Annibal (avec ou sans H), qui voulait vaincre Rome à dos d’éléphant, Reblochon nourrissait l’ambition de conquérir la France – mais sur un dromadaire. Et notre homme avait lu les bons auteurs : il savait que la langue d’une nation est à la fois son âme, sa mémoire, son ciment, son avenir : le précieux sang où se trempe et se retrempe comme une lame le courage d’un peuple, au milieu des autres à l’affût. Il savait aussi qu’une chose n’existe dans le monde humain que désignée et délimitée par le langage. Sinon, elle stagne dans l’obscurité confuse de l’innommé. Fort de ces évidences, Justin-Oscar Reblochon avait décidé de frapper l’ennemi – c’est-à-dire la France, ce pays rebelle qui se refusait à lui – au coeur même de son identité spirituelle : il nia sa langue. Il nia le lien historique, vivace et interactif entre le peuple et la langue, le peuple qui a façonné la langue, la langue qui a façonné le peuple. Il clama qu’il n’existait pas de langue française, d’autant que le peuple français n’existait pas non plus. Avec Justin-Oscar Reblochon, l’Appel du 18 juin eût été lancé par un clandestin reconduit à la frontière, en sabir de la Seine-Saint-Denis.

M. Soupe applaudit l’énergumène. Depuis belle heurette il avait compris que notre époque, sans doute plus perméable que d’autres au déni du réel, est particulièrement propice et indulgente aux fous idéologiques ; plus encore à ceux qui en tirent parti. Ainsi, bien qu’il en mesurât l’absurdité et surtout la sottise, M. Soupe avait approuvé naguère l’ « écriture inclusive », inventée par des écervelés qui, non contents de confondre sexe et genre, biologie et grammaire, ignoraient le rôle simplificateur du masculin en lieu et place du neutre et y dénonçaient une arrière-pensée sexiste ! C’est pourquoi, avant d’entamer le « déjeuner Théodule » qui suivit la déclaration incendiaire de Reblochon, le digne représentant du ministère de la Laïcité et de l’Éclairage urbain proposa de « sabler le champagne ».

Se croyant malin, et pour dire quelque chose, Jules Dugommard, avec un clin d’oeil, objecta :

– Je croyais qu’on devait dire « sabrer » ?...

Mme Jecat-Pitul considéra le neveu du chef cuisinier de la Garde républicaine avec une certaine pitié :

– Mon jeune ami, « sabrer » sent le corps de garde. On dit « sabler » depuis le XVIIe siècle – le dictionnaire de Richelet en fait foi – parce qu’on se jette le champagne effervescent dans le gosier comme le métal en fusion dans un moule à sable.

Dugommard faillit ouvrir la bouche puis serra les lèvres. Bien que je lise à livre ouvert dans ses pensées, par respect de la décence je ne transcrirai pas sa réponse retenue in extremis.

– Si nous passions aux choses sérieuses ? suggéra le président de la Sorbonne. J’ai songé à différentes actions possibles, depuis notre dernière réunion.

– Ahah..., firent les autres, avec gourmandise.

Trossitin-Mouliné tira de sa poche quelques feuillets.

– J’ai apporté notre liste de vocables camouflés. Il nous faudrait creuser encore, de ce côté-là. Sans que personne s’en aperçoive, ils forment l’avant-garde. Ils ouvrent la voie. Bientôt une langue vraiment internationale se substituera à l’idiome d’un autre âge que les conservateurs appellent « la langue de Molière », en train de disparaître. Ou déjà disparue, si l’on en croit notre ami Reblochon. En écoutant M. Jacquot et ses confrères (le journaliste se rengorgea), j’ai retrouvé quelques perles, si bien enchâssées dans nos habitudes que nous les apercevons à peine.

– Moi aussi j’en ai repéré ! s’empressa d’ajouter M. Soupe qui redoutait d’être oublié alors que, mis à part les employés de la rue Lauriston, il avait été le premier bureaucrate à rêver d’arracher sa langue à la France.

– Au préalable, poursuivit Trossitin, je propose de reprendre un par un et d’examiner les éléments de langage déjà recensés, pour vérifier qu’aucune erreur ne s’y est glissée. Imaginez que notre ami Jacquot, ici présent, fasse au micro ou ailleurs la promotion d’une tournure purement française...

La tablée s’esclaffa.

Un bouchon sauta, suivi d’agréables ruissellements dans les flûtes. Les choses sérieuses allaient commencer.

Michel Mourlet

Liaisons fautives
voire dangereuses...
En dehors du pataquès – plus ou moins connu –, on entend moult bizarreries, à savoir des velours, élisions fautives, liaisons incongrues dites cuirs, sans oublier les cacophonies ou hiatus.

Examinons-les quelques instants :

• Le pataquès est la substitution d’un -s final par un -t, ou l’inverse : je te le disais-[t]-hier ; j’ai fait-[z]-exprès.

• Le velours est l’ajout intrusif d’un -z ou d’un -t : moi-[z]-aussi, mille-[z]-occasions ou le célébrissime mal-[t]-à-propos.

L’élision fautive s’explique d’elle-même : l’haricot, l’hangar ou l’homard pour le haricot, le hangar ou le homard.

• La liaison incongrue ou abusive est aussi nommée cuir : vous êtes-z-au zoo ou la vache paît-en paix (!!??).

L’hiatus aussi dit cacophonie, correspond à deux voyelles contiguës, à l’intérieur d’un mot, comme dans aéroport, ou entre deux mots énoncés sans pause (ex. : il a acheté).

Une bonne prononciation évite assurément un quiproquo que provoquerait, par exemple, le serveur proposant la sujétion du jour (menu imposé !) en lieu et place de la suggestion (extraite du menu)...

Bon(ne) appétit prononciation !
Joseph de Miribel
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