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Sous-entendu...
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Nous espérions rencontrer Laurent
Pernot depuis le mois d’octobre
2020... L’attente a été récompensée :
l’invité d’honneur de notre déjeuner
du 2 avril 2022, accueili par notre
président, nous a présenté
non seulement son Art du sous-entendu,
mais également son tout dernier
ouvrage – La Fièvre des urnes, 2 500 ans
de passions électorales.
Laurent Pernot a eu la gentillesse de
nous transmettre le texte de sa
conférence. Nous le publierons
intégralement dans la revue au fil de
trois numéros.
évoque des allusions grivoises ou des insinuations vexantes. Cela n’est
pas faux : mais ce n’est pas tout. Il convient d’aller au-delà des
apparences, pour mesurer l’ampleur et la complexité d’un phénomène
qui est plus profond qu’on n’imagine.
Il arrive fréquemment que les mots ne disent pas seulement ce qu’ils
disent et qu’ils permettent de faire comprendre (de la part de celui qui
parle) et de comprendre (de la part de celui qui écoute) plus, ou autre
chose, que ce qui est formulé explicitement. Selon les cas, on parle
d’allusion, de
non-dit, d’
ambiguïté, d’
équivoque, d’
implicite, de
second
degré... Tous ces vocables ne sont pas synonymes, mais ils se recoupent
autour de l’idée de double sens, chaque fois que sont présentes, dans
un énoncé donné, deux significations distinctes et pourtant
indissociables. La désignation la plus forte est le
sous-entendu ; car elle concentre l’attention sur l’une des deux significations contenues dans
le double sens, la plus intéressante des deux, celle qui compte et qu’on
ne voit pas.
Le continent du sous-entendu
Le sous-entendu, ainsi défini, est présent parmi nous dans tous les
domaines, de la politesse à la politique, des relations diplomatiques aux
relations amoureuses, de la littérature à la conversation. Il remplit de
multiples fonctions, dont voici quelques exemples.
La courtoisie consiste à ne pas se déclarer explicitement et à rester
dans le vague ou dans la généralité, pour éviter d’offenser, pour adoucir
et pour faire admettre un conseil ou un reproche, comme lorsque nous
disons à un interlocuteur : « Vous croyez ? », au lieu de : « Je ne suis pas
de votre avis » ou « Vous avez tort. »
L’humour puise dans le double sens des traits d’esprit, de la malice
et du piquant. Ainsi, comme on demandait à Gandhi : «
Que pensez-vous
de la civilisation occidentale ? », il répondit (paraît-il) : «
Je pense que ce
serait une bonne idée. » Dans cet échange, face à une question ouverte et
très générale, la réponse se situe sur deux niveaux ; elle offre une
apparence positive et coopérative, tout en recélant un terrible sarcasme,
inspiré par une analyse critique de la colonisation, des États et de la
modernité occidentale.
La fonction poétique et philosophique du sous-entendu consiste à
suggérer une dimension supplémentaire, par-delà le réel, grâce à
l’allusion, au clair-obscur et à l’allégorie. Boileau ayant écrit, dans
L’Art
poétique :
« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément »,
Verlaine répondit, dans un poème intitulé également Art poétique :
« Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint. »
À l’idéal classique de clarté et de transparence s’opposent la méprise et l’indécision calculées, l’ambiguïté communiquée par les mots, tout un
halo résumé par la belle expression « chanson grise ».
Le sous-entendu revêt une fonction de désobéissance, quand il sert à
transmettre subrepticement des messages qu’il est interdit de formuler
expressément, comme on le verra plus loin.
Enfin, il n’est pas jusqu’aux académies qui ne soient un terrain d’action
pour le sous-entendu : c’est ce qu’a montré le colloque Pensées secrètes
des académiciens, qui s’est déroulé en 2019, à la bibliothèque Mazarine,
et qui fut ouvert par M. le Chancelier de l’Institut Xavier Darcos. Il y
était question notamment de la double vie intellectuelle des académiciens
au cours de l’histoire et de leurs écritures clandestines.
À la découverte d’un langage parallèle
Le moment est venu d’expliquer quel enchaînement m’a conduit vers ce
sujet et de dévoiler les sous-entendus de l’enquête sur le sous-entendu. Dans
mon parcours d’helléniste et de spécialiste de rhétorique, je me suis penché
sur l’éloquence de cérémonie, les allocutions d’accueil, les panégyriques,
bref les discours qui ont l’éloge pour contenu et qui dépeignent des soldats
héroïques, des gouverneurs intègres, des villes magnifiques, des dieux
bienfaisants. Or, l’analyse de ces belles paroles faisait naître un soupçon.
Est-ce que le contenu laudatif et même dithyrambique épuisait le sujet ? N’y
avait-il pas des contenus sous-jacents ? Ce problème se posait, notamment,
à propos des compliments décernés par des Grecs à des Romains après la
conquête romaine, et l’on pouvait effectivement constater la présence de
sous-entendus derrière l’éloge ; il était loisible de discerner des restrictions
et des réserves, des expressions de frustration ou de fierté, de la part des
peuples soumis, face à leurs maîtres.
À partir de là, l’Antiquité et la rhétorique, qui avaient été le point de
départ, ne suffisaient plus. Il fallait élargir l’horizon, pour embrasser le
sujet de manière transhistorique : les recherches techniques et philologiques
permettaient d’apercevoir, et de faire partager, des conséquences plus
larges pour la langue et la culture. Il s’est avéré que le sous-entendu est un
langage parallèle, présent à toutes les époques et dans toutes les civilisations,
qui structure la vie sociale et qui pose d’importants problèmes de définition
et d’interprétation.
S’il est utile d’attirer l’attention sur ce phénomène aujourd’hui, c’est
d’abord pour proposer un rééquilibrage par rapport aux usages brutaux
du discours : la finesse du sous-entendu offre une voie différente, et souvent
préférable, par rapport au parler « cash » et au parler « trash », qui sont hélas ! largement diffusés, par exemple sur les réseaux sociaux. Mais
ensuite, il existe, dans l’usage contemporain du langage, un second défaut,
inverse du précédent, qui consiste dans des modes d’expression formatés
et obligatoires : c’est le « politiquement correct ». S’intéresser au sousentendu,
c’est s’entraîner à décrypter, à ne pas être dupe et à saisir ce qui
se joue derrière les mots.
La rhétorique gréco-latine
La rhétorique antique occupe une place importante dans cette réflexion,
parce qu’elle fournit la première théorie du sous-entendu. Il y a environ
deux mille ans, des penseurs grecs et latins ont élaboré une notion originale
destinée à rendre compte des cas dans lesquels un orateur ou un
écrivain use de faux-semblants pour déguiser son intention, en tenant un
langage détourné pour arriver au point où il veut parvenir. À cette notion,
ils ont donné le nom de « discours figuré » (en grec ἐσχηματισμένος λόγος,
en latin figurata oratio), emploi technique qui ne se confond pas avec les
figures de style et qui s’entend au sens de « discours déguisé », « discours
ayant un sens caché ». Ils ont répertorié trois raisons de recourir à une
telle stratégie (la sécurité, la bienséance, la virtuosité) et ont dressé une
typologie, en classant les différentes formes, qui vont de l’atténuation
(user de ménagements et d’adoucissement) au biais (s’exprimer de
manière oblique, de façon à dire une chose tout en en faisant entendre
une autre) et même au contraire (parler en sens inverse de ce que l’on
souhaite réellement, en faisant en sorte d’obtenir un résultat opposé à ce
qui est dit explicitement). Ce troisième cas peut sembler paradoxal et
acrobatique, mais il n’est pas si rare : par exemple, l’expression « Vous
n’auriez pas dû », utilisée lorsqu’on reçoit un cadeau, sonne littéralement
comme un reproche, alors qu’elle veut faire passer le message inverse,
c’est-à-dire un remerciement. La force de la théorie du « discours figuré »
consiste à subsumer sous une notion unique des phénomènes extérieurement
différents les uns des autres, pour montrer qu’ils ressortissent à une même
problématique. Atténuations, allusions, paradoxes : toutes ces stratégies sont
liées par une cohérence profonde, qui est celle du sous-entendu.
(À suivre.)
Laurent Pernot
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Laurent Pernot, né en 1955 à Saumur, est universitaire et
membre de l’Institut de France.
Études : Lycées Buffon et Louis-le-Grand (Paris); École
normale supérieure (Ulm), licence de lettres; maîtrise de
grec, doctorat de 3 e cycle et doctorat d’État de lettres
(université Paris-IV-Sorbonne); agrégation de lettres.
Carrière : Pensionnaire de la Fondation Thiers (1978-
1981);
maître de conférences à l’université de Lyon (1981-1990);
maître de conférences à l’ENS (1990-1994);
professeur de langue et littérature grecques et directeur
de l’Institut de grec à l’université de Strasbourg (depuis 1994);
fondateur et directeur du Centre d’analyse des rhétoriques religieuses de l’Antiquité (depuis 1994);
membre du conseil scientifique de l’université de Strasbourg (2009-2012), président de la Société
internationale d’histoire de la rhétorique (2005-2007);
correspondant (2006-2012) puis membre (depuis 2012)
de l’Académie des inscriptions et belles-lettres;
membre étranger de l’Accademia di archeologia;
lettere e belle arti de Naples (depuis 2010);
membre senior de l’Institut universitaire de France (depuis 2015).
Parmi ses nombreuses oeuvres : Les Discours d’Aelius Aristide(1981)
La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain (1993)
La Rhétorique dans l’Antiquité (2000)
À l’école des Anciens. Professeurs, élèves et étudiants (2008).
L’Art du sous-entendu(2018)
Confluences de la philosophie et de la rhétorique grecques (2022)
La Fièvre des urnes
2 500 ans de passions électorales (2022)
Et nombreuses directions d’ouvrages collectifs.
Décoration : chevalier de l’ordre national du Mérite.
Distinctions : docteur honoris causa de l’université de
Ioannina (Grèce) (2019).
(D’après le Who’s Who 2022.)
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