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Chansons et livres avec Jean Pruvost
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Invité d’honneur de notre déjeuner de printemps, après avoir
touché les convives avec plusieurs chansons (voir p. II), notre viceprésident
a évoqué ses derniers ouvrages, dont La Politesse. Au fil
des mots et de l’histoire, ouvrage présenté dans DLF n° 285. Nous
reproduisons des extraits du chapitre intitulé « La politesse et
l’espace inconscient des corps... ».
[...] la distance moyenne mesurée entre deux personnes conversant fait
partie d’une civilité acquise inconsciemment dans une communauté donnée.
En 1963, un anthropologue américain, Edward T. Hall, lançait une
recherche qui portait sur la position des êtres humains dans l’espace, en
fonction de leur culture. En partant du mot « proximity », la proximité, il
désigna ce type d’observation sous le terme « proxemics », un mot passé en
français en 1971 en tant que « proxémie » ou
« proxémique ». [...]
Le constat est simple, selon les cultures, la distance entre deux personnes
dialoguant dans un espace donné, par exemple debout dans un couloir, est
très différente selon les pays où on les observe. Il partait de mesures
effectuées sur la côte nord-est des États-Unis, en repérant quatre types de
distance : la distance intime, moins de 40 centimètres, lorsque vous parlez
à l’oreille de votre voisin par exemple ; la distance personnelle, qui va de
45 à 125 centimètres, en discutant avec un ami ou un membre de la famille ;
la distance sociale, qui est celle vécue dans un dialogue avec une personne
que vous ne connaissez pas ou peu, pouvant aller de 120 à 360 centimètres,
et enfin la distance dite publique, celle d’une conférence, qui va de 360 à
750 centimètres. Ce sont là des moyennes statistiques correspondant à un
modèle nord-américain.
On l’a deviné, le constat est sans appel : si de fait les distances moyennes
sont très différentes d’un pays à l’autre, quiconque les enfreint en étant
trop loin ou trop près de son interlocuteur, parce qu’il n’appartient pas à
la même communauté culturelle, peut se trouver en situation d’impolitesse
ou de gêne intense ressentie par l’interlocuteur sans même en avoir
conscience.
Ainsi, en Afrique du Nord, la distance proxémique est très réduite, il n’est
pas rare de toucher parfois son interlocuteur, pendant que dans les pays
nordiques, mais aussi au Japon, chacun est très écarté de l’autre et les
contacts physiques sont pour ainsi dire inexistants dans la conversation. On
a pleinement conscience de cette distance, en somme une distance de
courtoisie, lorsqu’on change de pays, voire de continent, en fonction de la
gêne perçue du « trop » près, ou du « trop » loin.
Je me souviens très clairement d’un ami algérien, enseignant à l’université
d’Alger, avec qui je discutais lors d’un voyage qu’il avait organisé avec son
épouse au Tassili. Nous marchions côte à côte dans le désert sur une sorte
de route extrêmement large, un ruban d’une trentaine de mètres, avec un
léger fossé de chaque côté. Nous bavardions avec grand plaisir et je me suis
rendu compte, au bout de quelques kilomètres, qu’on ne cessait de zigzaguer
car lorsque j’étais à sa droite il se rapprochait et me touchait l’épaule, ce
qui insensiblement me faisait sans cesse m’écarter plus à droite, sans même
que j’en aie conscience. Poussé ainsi jusqu’au fossé, je passais naturellement
à sa gauche, et quelques centaines de mètres plus loin, le même processus
se reproduisant, fuyant le toucher du coude ou de l’épaule en allant toujours
plus à gauche, je rejoignais l’autre fossé et spontanément je repassais sur sa
droite. La proxémique du zigzag ! La preuve était là : nous n’avions pas la
même distance proxémique.
Faites dialoguer debout dans un couloir un Norvégien et un Marseillais,
vous savez déjà qui va constamment reculer. La gêne sera forte pour le
Norvégien qui trouvera intrusif et impoli le Marseillais, lequel trouvera très
fuyant l’homme du Nord. Il y a une politesse inconsciente de la distance à
respecter dans les relations humaines...
Jean Pruvost, professeur émérite de lexicologie et d’histoire de la langue française
(biographie détaillée dans le numéro 249 de DLF, 3e trimestre 2013).
Parmi ses oeuvres publiées depuis : Le jardin « qui repose l’oeil sans l’égarer » (2013), À vélo
ou à bicyclette, nom d’un tour (2014), Le Dico des dictionnaires. Histoire et anecdotes (2014),
Le Champagne, « pluie d’étoiles à l’envers... » (2014), Nos ancêtres les Arabes. ce que notre langue
leur doit (2017), Les Secrets des mots (2019), L’Histoire de la langue française. Un vrai roman
et La Story de la langue française. Ce que le français doit à l’anglais et vice versa (2020), L’École
et ses mots. C’était comment avant les déconfinements (2021), Les Dictionnaires français, outils
d’une langue et d’une culture, prix de l’Académie française (nouvelle édition actualisée,
2021), La Politesse. Au fil des mots et de l’histoire, Pour en finir avec les 100 fautes de français
qui nous agacent et 100 mots à connaître pour rehausser un discours (2022).
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