Défense de la langue française   
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Avec Jean Pruvost
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Invité d’honneur de notre déjeuner de printemps, notre vice-président a évoqué les trois sujets de son Dictionnaire du vin, de la bière et du champagne (Honoré Champion, 2023, 688 p., 28 €). Voici la transcription du premier d’entre eux : le vin.

Lorsque vous avez dix-sept ou dix-huit ans, que vous invitez une jeune fille au restaurant et que vous avez envie de lui plaire, lorsque le sommelier vous propose des vins, vous acceptez à peu près tout, car vous ne savez pas lequel choisir. À ce moment-là, il me fait goûter, ce que je fais comme je peux avec mon expérience de Vichy et du Bourbonnais et je lui dis, en le goûtant : « Il a de la cuisse ! »
La jeune fille ne devait rien connaître non plus aux vins... J’ai vu que le sommelier ne me prenait plus trop au sérieux et j’ai compris un ou deux ans après que dire « il a de la cuisse » ça n’allait pas du tout parce que la cuisse, c’est ce qui coule le long du verre, plus ou moins épais, gras, etc. (on dit « de la jambe » aussi). Après, j’ai trouvé la parade. On a compris qu’il y avait le premier nez, le second nez, le gosier, la couleur… On est toujours un peu gêné de faire le malin parce qu’il y a des mots derrière, on en invente, mais il ne faut pas en inventer tout le temps. Donc j’ai trouvé la parade parce que dans le dictionnaire de Furetière – on est en 1690, donc juste après celui de Richelet, qui est notre premier dictionnaire monolingue, il y a une formule qu’on retrouve dans celui de l’Académie jusqu’au XVIIIe siècle : « C’est un vin à une oreille. » Donc vous goûtez le vin et vous dites au sommelier : « C’est un vin à une oreille. » Le sommelier un peu inquiet se demande ce que cela veut dire. Ça vous permet de faire le malin, de reprendre le dessus et de dire : « Un vin à une oreille, c’est un très bon vin parce qu’on penche légèrement la tête de plaisir. »
Un vin à deux oreilles n’est pas bon. Je ne dis jamais ça au sommelier, évidemment.
Quand on cherche l’origine du terme sommelier, on trouve le latin sauma, la « charge », le « bagage ». C’était ce que l’on mettait sur les bêtes de somme. Le sommelier était celui qui s’occupait des bêtes de somme. Mais on ne comprend pas le rapport avec le vin. Il arrive assez vite parce que, quand je vois Marinette préparer les bagages, c’est calculé, calibré, c’est un vrai travail d’intendance. Je l’admire, je la félicite et j’aurais envie de lui dire : « Tu es presque la sommelière des bagages. » En fait, le sommelier était un homme structuré et organisé (il y a eu aussi des sommelières, mais tardivement). Le sommelier est devenu aussi le sommelier des nappes de la reine, puis le sommelier des habits du roi et pour finir le sommelier de l’échansonnerie, c’est-à-dire l’échanson, celui qui autrefois choisissait et servait le vin au seigneur. Échanson est un mot qui a disparu petit à petit et sommelier s’est empressé de prendre la place. Et voilà comment, surtout à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, quand les restaurants ont pris de l’ampleur, les sommeliers sont passés au premier rang. Et c’est très vrai aussi de la fonction. Je ne dirai jamais non plus à un sommelier : « C’est un vin à faire danser les chèvres de... Brétigny. » Pourquoi de Brétigny ? On trouve l’expression dans Furetière, en 1690 aussi, et dans d’autres ouvrages. Le vin de Brétigny, on le comprend même si ce n’est pas très bien exposé, n’était pas bon. Et pourquoi un vin à faire danser les chèvres ? En fait, la peau des chèvres servait aux outres. On transportait le vin en barils, en tonneaux, en fûts, mais aussi dans des outres. Quand on dit « c’est un vin à faire danser les chèvres », cela signifie que les chèvres sauvent leur peau parce qu’il est tellement mauvais qu’on ne peut même pas le promener d’un endroit à un autre...
Il y a un autre vin qu’on appelle le « chasse-cousin ». C’est le vin le plus mauvais que l’on possède : quand des cousins viennent à l’improviste et qu’on n’a pas du tout envie de les inviter à dîner ni de les garder, on leur sert du chasse-cousin. Il n’y a pas longtemps, j’ai vu un extrait de ce film au titre un peu vulgaire mais tellement parlant, le fameux Dîner de cons. Il faut servir à tout prix un mauvais vin à celui qui va venir faire payer les impôts. Ils vont ajouter du vinaigre dans le très bon vin, ils le goûtent et le trouvent encore meilleur. Donc le chasse-cousin, c’est tout un art.



Jean Pruvost, professeur émérite de lexicologie et d’histoire de la langue française (biographie détaillée dans le numéro 249 de DLF, 3e trimestre 2013, et suite de sa bibliographie dans le numéro 289, 3e trimestre 2023).

OEuvres publiées depuis : outre le Dictionnaire du vin, de la bière et du champagne, 100 mots et expressions françaises qui ont conquis le monde (2024), Le Féminin. Au fil des mots et de l’histoire (2024).

De plus, paraîtront bientôt Cent mots latins pour bien écrire mille mots français et La Librairie Honoré Champion 150 ans d’expérience. Deux familles pour une grande maison d’édition érudite.

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