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Les Mots migrateurs
Les tribulations du français en Europe
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Invitée d’honneur de notre déjeuner d’été, Marie Treps nous a fait
voyager dans toute l’Europe au fil de ses
découvertes linguistiques rassemblées dans Les
Mots migrateurs (Seuil, 2009, 384 p., 20 €).
Ces quelques extraits témoignent de sa curiosité,
de son enthousiasme et de son humour.
Nos voisins allemands ne manquent pas d’occasions de jongler avec les
mots français. Ils ont, pour cela, des terrains privilégiés. Sachez-le, outre-
Rhin, un
Rendez-vous ne peut qu’être galant et un
Tête-à-tête, amoureux.
À l’époque moderne, bien que l’influence de l’anglais devienne prépondérante,
la gallomanie sévit encore aux Pays-Bas. Bref, au fil des siècles,
le vocabulaire néerlandais a subi une profonde influence du français.
[...] Au-delà des mots, ce sont des manières d’être et de se comporter
que les Anglais ont empruntées aux Français, ceux-là étant parfois incarnés
dans des personnages qui composent une galerie de portraits loufoques.
Voici l’
enfant terrible et le
grand seigneur, le
nouveau riche, le
nouveau
pauvre et
le parvenu, le
gamin (enfant des rues) et
la gamine (fille
effrontée), le
bel esprit,
le bon vivant ou
bon viveur (amateur de plaisirs
raffinés) et le
beau sabreur (aventurier fringant).
Au pays d’Andersen,
assiette désigne une assiette en verre pour le dessert
et rien d’autre,
farin est le nom donné au sucre en poudre, c’est comme
ça. Autre piège,
fromage est employé en danois pour désigner un dessert :
une mousse, à base de fruits (citron, ananas) ou alcoolisée (rhum), mais
jamais sucrée.
[En Suède] Le domaine de l’art, du spectacle, des loisirs est riche de
mots français :
ateljé « atelier »,
perspektiv, byst « buste »,
mosaik,
gravyr
« gravure » et
karikatyr... roman et
poem... balett,
operett et
konsert... cineast,
kritik et
journalist...
Voici des noms et des adjectifs en usage aujourd’hui, utiles pour exprimer
certaines nuances ou subtilités. Sans doute sont-ils révélateurs des sentiments
contradictoires que les Français inspirent aux Lettons :
šarms (charme),
šarmant (charmant) et
gourmand,
temperaments (tempérament) et
banals
(banal),
absurds et
brutals,
konkrets,
moderns et
grandiozs,
pedagogs et
pedants...
À la différence de ce qui s’est passé ailleurs en Europe, le français n’a
jamais été, en Hongrie, la langue avouée de l’élite. C’est l’allemand
(proclamé langue officielle en 1785) qui assurait cette fonction. Mais,
dans les milieux éduqués, la majorité des emprunts au français arrivent,
au XIXe siècle, par la voie littéraire. [...]
Les Hongrois se sont approprié quelques mots français, parfois avec
l’aide de leurs voisins germanophones, pour enrichir leur
argo. Ainsi
projekt (de
projet) désigne celui ou celle que l’on veut séduire...
Bien que, au XX
e siècle, le réveil national tchèque ait déclenché un désir
d’épurer la langue de ses latinismes, germanismes et gallicismes (ainsi
vont disparaître
théâtre,
avion,
secrétaire,
conversation,
scrupule), il demeure
en tchèque un grand nombre de mots français.
Point de
lampe ni de
bagage, point de
corset, de
négligé, de
maquillage,
point de
costume ni de
béret, pas davantage de
champignon, de
crème brûlée
ou de
profiteroles : ces mots en usage presque partout en Europe sont
inconnus ici [en Slovénie]. Avec des mots français, on peut circuler sans
tracas majeurs, en
avto, en
avtobus ou en
taksi.
[...] Il existe en Bulgarie une situation tout à fait originale : le français
n’y est pas seulement utilisé pour sa connotation chic, il est également
présent dans l’argot.
Et en particulier dans l’argot estudiantin où l’on relève :
abdikiram
« sécher les cours », de
abdiquer ;
partizanin « écolier qui sèche les cours »,
de
partisan. […] L’usage de termes argotiques imaginés à partir de
vocables français pendant la période communiste semble avoir constitué
une forme de résistance.
Pour ce qui est des couvre-chefs, ils [les Polonais] disposent de
beret
et
tzélinder « chapeau haut de forme » (de
cylindre). À la fin des
années soixante, les plus branchés choisissaient un képi, le
degolowka.
Le général de Gaulle, qui se trouvait, en 1967, en visite officielle en
Pologne, inspira et le mot et la mode, qui fit véritablement fureur.
À la fin du XIX
e siècle, Athènes, surnommée « Le Paris de la Méditerranée »,
est animée d’une intense vie culturelle et mondaine. En témoignent des
termes de théâtre, de ballet ou de jeu :
aván premiér,
premiéra,
partéri
« parterre »,
zen premié « jeune premier »,
enzení « ingénue » [...].
On recense aujourd'hui 2 500 emprunts directs au français dans un
lexique qui en compte environ 80 000. Cette ribambelle de mots français
chéris par les Grecs laisse entrevoir une image stéréotypée de la
bourgeoisie en général et de la femme en particulier.
Les mots français adoptés au Portugal réservent quelques surprises. Côté
chiffons,
capuz (de capuche) ou
chapeu (de chapeau) désignent un
bonnet,
camisola (de camisole « petite chemise ») un sous-pull et
tablier...
le tableau de bord d’une voiture. […]
Côté cuisine,
terrina (de terrine) désigne une soupière et
casse-tête, un
pain long.
En Italie, la
soubrette ne se rencontre ni dans les hôtels ni dans les maisons,
on la trouve au théâtre, où elle est jeune première, ou au music-hall, où
elle est danseuse... Là-bas, le
chiffon n’est pas destiné au ménage, c’est un
tissu luxueux, une mousseline de soie,
bluette désigne le bleu turquoise,
galoche, une chaussure en caoutchouc,
sommier, un canapé-lit...
Si les mots d’origine latine y sont de loin les plus nombreux, la langue
roumaine est, en quelque sorte, polyglotte : on y rencontre, outre des
centaines de mots slaves, des mots hongrois, turcs ou grecs. Au XIXe siècle,
une foule de mots ont été empruntés au français, beaucoup à l’italien,
un peu à l’allemand.
Les usages du monde et la politesse, adoptés par les cours étrangères
au XVIII
e siècle, ont implanté de petits mots indispensables dans l’Europe
d’aujourd'hui :
merci,
pardon,
bonjour,
Madame...
Tout succès a son revers. Ainsi, certains mots unanimement élus ont-ils
connu des mésaventures, c’est précisément le cas de
Madame. Selon les
pays d'adoption et au gré de l’évolution des sentiments qu’ont inspirés
les Français,
Madame a endossé des significations variées, plus ou moins
positives. Les Anglais usent de
little madam, formule désignant une jeune
pimbêche... Les Allemands font de
Madam une femme bien en chair
aimant se faire servir... Pour les Hongrois
madam est une sage-femme et
pour les Turcs
madama s’applique à une femme issue des minorités juives
et chrétiennes... Les Roumains réservent
madama à une femme de
moralité douteuse... Les Italiens, pendant la conquête de l’Afrique, ont
donné à
madama le sens particulier de « concubine d'un homme
blanc »... Les Bulgares appellent
madama une jolie fille distinguée.
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Marie Treps, linguiste, sémiologue et écrivain, est
née dans le nord de la France en 1947.
Au CNRS depuis 1974, elle a participé, au sein de
l’Institut national de la langue française, à la
rédaction du Trésor de la langue française.
Entrée en 1998 au Laboratoire d’anthropologie
urbaine, elle étudie le système de nomination des
tsiganes. Elle porte un vif intérêt à la créativité
langagière et à l’emprunt.
En 2004, pour France Inter, elle a écrit des
chroniques sur le thème des Mots voyageurs.
Elle a publié au Seuil : Allons-y, Alonzo ! ou le petit
théâtre de l’interjection, avant-propos d’Alain Rey
(1994), Le Dico des mots-caresses (1997), Calembourdes
(1999), Les Mots voyageurs. Petite histoire du français
venu d’ailleurs (2003) ; chez Larousse : Le passionnant
voyage des mots, cahier thématique illustré par
Moebius (2007) ; au Sorbier : Les Mots oiseaux.
Abécédaire des mots venus d’ailleurs (2007), Lâche pas
la patate ! Mots et expressions francophones, illustrations
de Gwen Keraval (2009).
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