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La langue française
pour Heinz Wismann
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Le philosophe et philologue Heinz Wismann était
l’invité d’honneur du déjeuner du 28 mars
.
Nous reproduisons ci-dessous un extrait de
« Langues et culture », premier chapitre de L’Avenir
des langues*, ouvrage écrit en collaboration avec
Pierre Judet de La Combe, comme lui philologue
helléniste et comme lui directeur d’études à l’École
des hautes études en sciences sociales.
Régulièrement, la langue française est déclarée en danger.
Non seulement parce qu’elle serait menacée de l’extérieur
par la masse des emprunts à l’étranger, et notamment à
l’anglais, ou plutôt à un anglais standard, universel, qui
n’est maternel pour personne (aucune mère n’aurait l'idée
de transmettre cela), mais, plus profondément, parce que
les sujets parlants qui ont été élevés dans la langue française,
et surtout les plus jeunes d’entre eux, ne la maîtriseraient
plus, ne feraient plus appel à ses ressources profondes et,
pour un grand nombre, ne s’y intéresseraient même pas.
Pour compenser cette perte, ils ne se contenteraient pas
de parler mal, ou sommairement : on voit les plus fragilisés socialement se réfugier dans des « dialectes » plus ou moins
élaborés, d’extension limitée, et, en tout cas, perçus comme
déficitaires sur le plan de l’expression, de la finesse, de la
complexité linguistique par rapport au français considéré
comme normal. La langue de tous les jours n’est, dans ce
cas, même plus maternelle : c’est une langue « fraternelle »,
construite en réaction contre les parlers de la famille et de
l’école pour créer l’effet d’une communauté de proximité
immédiate, retranchée. Une relation malheureuse s’installe
dès lors avec la langue dominante, malmenée parce que
non sue et considérée comme étrangère. Ce qui,
idéalement, devrait être un moyen d’expression
appartenant en propre aux individus et favorisant leur libre
développement au sein d’une société vécue comme
familière est ressenti par eux, ou par un grand nombre
d’entre eux, comme une norme imposée du dehors et
devient source d’agressivité, de refus, un bien aliéné.
Le constat mélancolique d’une mise en péril de la langue
est manifestement exagéré, puisque le français se parle
toujours, mais il est vrai que l’idéal de la diffusion générale
d’un français unique s’est trouvé compromis, puisque de
nouveaux dialectes ont surgi. Les explications qui sont
données de cet état des choses font l’objet d’une discussion
infinie et passionnante, à la fois scientifique et politique.
Avec vraisemblance, on invoque comme raisons, mais sans
savoir vraiment relier ces raisons entre elles, les écarts entre
les classes sociales, la crise économique et les politiques
d’exclusion qui en résultent, l’échec, dans de nombreux
lieux urbains, de l’intégration des enfants d’origine
étrangère, l’omnipotence indiscutée de la télévision, la
domination d’une culture dite « moderne » de l’efficacité, de l’insouciance face au passé et aux différences culturelles,
domination due aux transformations récentes d’un
capitalisme de plus en plus mondialisé. On constate que
face à ces difficultés, le système éducatif se trouve
actuellement désarmé : conçu dans un cadre national, pour
donner son unité à la nation par la transmission à
l’ensemble des futurs citoyens d’un héritage linguistique,
culturel, scientifique et technique le plus unifié possible,
il doit faire face à de nouveaux facteurs de désintégration.
L’enjeu de cette discussion est énorme, puisque dans les
milieux où l’appropriation de la langue dite « normale »
est, de fait, plus difficile, le décalage entre les langages
quotidiens et l’expression requise par l’École est un lourd
facteur d’échec scolaire.
Sans tomber dans une nostalgie hautaine et illusoire
supposant qu’autrefois on parlait mieux, nous sommes
confrontés à la question : qu’est-ce qui peine encore à se
transmettre ? Ou, pour le dire positivement : qu’est censée
livrer une langue maternelle ?
* L’Avenir des langues. Repenser les Humanités (Les Éditions du Cerf, « Passages »,
2008, 242 p., 20 €, p. 23 à 25).
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Heinz Wismann est né à Berlin en 1935. Philologue et
philosophe, il est spécialiste d’herméneutique et d’histoire
des traditions savantes. Ancien directeur de l’Institut
protestant de recherches interdisciplinaires de Heidelberg,
il a travaillé principalement sur la pensée antique, la postérité
du criticisme kantien et sur la théorie de la connaissance
historique. Aujourd’hui, il est directeur d’études à l’École
des hautes études en sciences sociales. Il a dirigé la collection
« Passages » aux Éditions du Cerf de 1986 à 2007, et y a fait
publier près de 150 ouvrages.
Parmi ses oeuvres : Héraclite ou la Séparation, en collaboration
avec Jean Bollack (1972) ; La Réplique de Jocaste : sur les
fragments d’un poème lyrique découverts à Lille, en collaboration
avec Jean Bollack et Pierre Judet de La Combe (1977) ; Le
désir d’authenticité : Walter Benjamin et l’héritage de la Bildung
allemande, en collaboration avec Marino Pulliero (2005).
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