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Le français pour Jean-Michel Djian
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Lauréat du prix Richelieu 2023, destiné à
un journaliste de la presse écrite (voir p. 2,
et DLF n° 288, p. IV), Jean-Michel Djian a
prononcé ce discours de remerciements
lors de la cérémonie de remise des prix, le
1er avril 2023, au palais du Luxembourg.
Je suis étonné de recevoir ce prix. Je dois vous l’avouer, quand vous m’avez
appelé pour me l’annoncer et que vous m’avez précisé d’entrée de jeu que
nous aurions cette petite cérémonie le samedi 1er avril, j’ai vraiment cru à
une farce.
Je suis maintenant, devant vous qui m’avez choisi, étonné mais fier de le
recevoir. Quand je regarde la liste de mes prédécesseurs, je suis encore plus
étonné. Beaucoup des anciens lauréats sont mes maîtres : Jean Lebrun, qui
a été quasiment mon modèle à France Culture quand j’y suis entré, Bruno
Frappat qui m’a recruté au
Monde, Frantz-Olivier Giesbert que je considère
comme l’un des plus grands journalistes qu’au XXe siècle la presse ait enfantés.
J’aime la politique et les arts et, à vrai dire, je n’ai jamais pu choisir entre
ces deux centres d’intérêt. C’est h le journalisme qui m’a permis de les
pratiquer ensemble ou séparément. Au fond je m’y étais un peu préparé
en soutenant une thèse de doctorat en sciences politiques que j’ai consacrée
à la politique culturelle de l’État. Mais tout de même, choisir le journalisme
pour cultiver sa passion de la politique et de la culture, voilà qui méritait
une sérieuse introspection personnelle, non ?
Vous avez donc choisi d’honorer l’éditorialiste d’
Ouest-France, plutôt que
l’ancien rédacteur en chef du
Monde de l’éducation ou le producteur à France
Culture. Vous avez choisi de récompenser un touche-à-tout laborieux, mais
un journaliste qui depuis plus de trente ans collabore au plus grand
quotidien francophone au monde. Eh oui,
Ouest-France, c’est chaque jour
2 300 000 lecteurs – ce qui prouve la vitalité d’une presse quotidienne régionale, qui continue aujourd’hui encore de défendre des valeurs en
informant scrupuleusement ses lecteurs.
J’écris toujours mon « Point de vue » de 3 500 signes en une du journal
en pesant mes mots, dans tous les sens du terme. J’ai eu l’honneur d’être
coopté et puis de succéder au professeur Alfred Grosser qui avait suivi mon
travail universitaire. Il avait donné mon nom à François-Régis Hutin, le
patriarche du journal, après qu’il m’eut repéré à travers une petite chronique
culturelle que je rédigeais pour le
Quotidien du maire quelque temps avant
que je ne sois embauché au
Monde. M. Hutin me convoque dans son grand
bureau à Rennes pour me dire : «
Ici vous n’êtes pas au Monde,
vous n’êtes pas
rue des Italiens, vous êtes en France. Et donc les mots que vous emploierez devront
être plus simples que ceux que vous utilisez dans votre journal. » L’avertissement
n’était pas banal. J’ai d’ailleurs en revenant du rendez-vous, je m’en souviens
encore, relu mes chroniques et je me suis rendu compte que j’utilisais souvent
des mots un peu difficiles à comprendre. J’avais une propension naturelle
à utiliser un vocabulaire compliqué, probablement pour apparaître savant,
par peur d’être imprécis aussi. Mais exceller dans l’écriture journalistique,
ce n’est pas forcément utiliser des mots sophistiqués. Au contraire, plus on
cherche la simplicité, plus on rédige avec le bon et le juste mot, plus on a
une chance supplémentaire de toucher de nouveaux lecteurs.
Je suis costarmoricain, du pays d’Ernest Renan, c’est-à-dire d’une contrée
de la Bretagne où la littérature et la politique font un tout. Chateaubriand
et Lamennais ne sont pas loin : ce sont leurs noms qui ont irrigué mon
imaginaire d’adolescent et excité mon esprit. Au fond c’est la curiosité qui
caractérise le journaliste. Mais c’est le choix des mots qui fait en sorte que
celles et ceux qui vous lisent vous comprennent. C’est toujours vrai, c’est le
fond du métier.
Je n’ai jamais lâché l’écriture journalistique, même en étant producteur
à France Culture. Ma grande fierté ? D’avoir créé France Culture Papier,
une «
radio à lire », comme on disait. Oui, la langue française se décline
aussi bien à l’oral qu’à l’écrit à partir du moment où celles et ceux qui la
servent cherchent à l’honorer de leur plume ou de leur voix. C’est à cela
que l’on reconnaît un bon journal ou une bonne radio. Pour la télévision
et les réseaux sociaux, c’est plus compliqué...
Cette passion pour la langue française, je la dois aussi à deux figures
africaines : Léopold Sédar Senghor, agrégé de grammaire, poète et président
du Sénégal, à qui j’ai consacré une biographie chez Gallimard en 2005.
Mais aussi Ahmadou Kourouma, auteur magnifique des
Soleils des indépendances, Prix Renaudot et actuaire de métier. Je lui ai consacré
également une biographie publiée au Seuil. De m’être plongé tant d’années
dans les imaginaires africains m’a ouvert à cette francophonie pétillante,
créatrice, imaginative. Elle me nourrit aujourd’hui encore.
En réalisant en 2007 l’un de mes tout premiers documentaires, « Rêver
le français », pour TV5, je savais que mon métier de journaliste allait encore
évoluer. Après la presse écrite, puis radiophonique, voilà que la télévision
me donnait une chance supplémentaire d’élargir de nouveau le champ des
possibles. Récompensé par les Lauriers de la Radio et de la Télévision au
Sénat en 2008, j’ai tout de suite compris le bénéfice que je pouvais retirer
d’associer plus finement encore l’image au texte et d’apprendre à exploiter
autrement les vertus de notre langue.
Plus encore aujourd’hui qu’hier, la langue française est et sera une affaire
de style. Elle ne se résume pas à une unique histoire d’orthographe et de
grammaire. Voilà pourquoi il faut s’efforcer de bien la lire, l’écrire et la dire.
Viendra ensuite le plaisir partagé, et, pour le journaliste en herbe ou plus
capé, celui des surprises. La langue française est un tel trésor de mots,
d’accents, de syntaxes qu’il est impossible, si on est curieux, qu’elle déçoive.
Et si elle doit décevoir, il ne faut s’en prendre qu’à soi, pas à la langue de
Molière. Pour terminer mon propos et vous remercier à nouveau de votre
choix, je partage avec vous cette citation de Cioran qui me vient à l’esprit :
«
Je n’habite pas un pays, j’habite une langue. » C’est si vrai. Quand dans ma tête
je ne sais plus où je demeure, je pense à Cioran. J’ajouterai pour être cohérent
avec moi-même que non seulement le français m’habite, mais il me nourrit.
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Jean-Michel Djian, né en 1953 à Saint-Brieuc, journaliste et écrivain.
Études et carrière : docteur en sciences politiques. Rédacteur en chef
du Monde de l’Éducation en 1995, crée en 1996 le Prix le Monde de la
recherche universitaire et en confie la présidence à Edgar Morin.
Collaborateur régulier à Ouest-France depuis 1992, et chroniqueur à La
Croix et au Monde Magazine. Professeur associé pendant 27 ans à
l’université de Paris 8, il fonde et dirige le premier master de coopération
artistique internationale ainsi que l’Université des Cinq Continents à
Tombouctou en 2005. Producteur à France Culture en 2010.
Parmi ses oeuvres (livres, films documentaires...) : Léopold Sédar Senghor :
Genèse d’un imaginaire francophone (2005), Ahmadou Kourouma (2010),
Dictionnaire des citations francophones (2011), Les Rimbaldolâtres (2015),
Ivan Illich. L’homme qui a libéré l’avenir (2020)... Pour TV 5 Monde en
2003 « Rêver le français », série consacrée à l’histoire et l’évolution de
la langue française dans le monde, avec Gérard Depardieu, Nelly Arcan,
Philippe Delerm, Philippe Geluck, Michel Serres, Erik Orsenna, Dany
Laferrière... Enfin, il consacre un film à Arthur Rimbaud, La Grande
Traversée, et en 2022 une pièce de théâtre Rimbaud en feu.
Décoration : officier des Arts et des Lettres.
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