• Siège administratif : 222, avenue de Versailles 75016 Paris • 01 42 65 08 87 • dlf.paris@club-internet.fr •
Le français pour Bruno Frappat
----------------------------------------------
En prononçant ce remerciement, lors du déjeuner du 25 mars, le
lauréat du prix Richelieu 2017 expliqua
en quoi consistait son amour de la langue
française, c’est-à-dire de sa langue
maternelle.
... Vous ne pouviez pas me faire plus plaisir qu’en distinguant par ce
prix Richelieu, dans le brouhaha des médias, ma petite musique
particulière, autonome et assez latérale par rapport aux gros médias
assourdissants ou aveuglants.
Votre choix m’a remémoré l’un de mes rêves d’adolescent quand j’avais
souhaité que, sur ma tombe, on puisse écrire : «
Ci-gît un homme qui vécut
de sa plume dans des temps de fièvre et de sang, de fric et de toc. » On n’est pas
sérieux quand on a dix-sept ans, moi je me voyais, sérieusement, appelé
à devenir un très grand écrivain, Chateaubriand, ou Flaubert, ou Hugo,
ou rien. Pour m’y préparer je tenais chaque jour, depuis l’âge de
quatorze ans, un journal intime tellement passionnant que je ne l’ai
jamais rouvert depuis. C’est tout de même grâce à lui que l’habitude
m’est venue de vivre les évènements et de regarder les choses et les gens
dans le but de les décrire le soir venu dans mes gros cahiers. Ce journal
fut ma première école d’écriture. Je me passionnais déjà pour les
mots, leur histoire, leur étymologie, leurs sonorités et leur rapport
aux choses. Il n’y avait rien qui comptât plus pour moi que l’écriture
et que la lecture. Cette double formation m’a conduit à faire des
études de lettres modernes.
Mon père, homme factuel et ingénieur des travaux publics, à qui
j’annonçai un jour au début des années 1960 que je voulais
m’orienter vers le journalisme, me répliqua par une formule qui
m’est restée en travers de la gorge et du coeur. «
Le journalisme ? Mais
c’est un métier de raté. » Il me voyait énarque et préfet. Je ne doute pas
que cet homme qui aurait aujourd’hui cent quatorze ans, quand
même, serait un peu fier de voir le dernier de ses six enfants honoré
sous les ors de la République.
Mais parlons de la langue française, puisque c’est elle votre souci et sa
« défense » qui nous rassemble. Je ne peux que vous dire pourquoi je
l’aime et comment j’essaie de lui apporter des preuves de cet amour.
Je m’autorise à enfiler quelques banalités. Je l’aime parce que c’est
ma « langue maternelle ». Belle expression : qui n’aimerait pas ce qui
lui vient de sa mère ? Je ne l’aime pas d’un amour fermé et exclusif et
j’admets parfaitement que tous les êtres humains qui utilisent leur
langue maternelle puissent éprouver par rapport à leur langue le
même amour que nous pour la nôtre. Ne soyons pas chauvins. Pas de
nationalisme dans ce domaine non plus. Je suis toujours exaspéré
quand j’entends des clichés ridicules sur la « clarté particulière » pour
la pensée, de la « langue de Descartes » ou la « beauté supérieure » de
la « langue de Chateaubriand ». C’est comme d’entendre, chaque
année, en janvier puis en juillet, et lors de chaque tour de France,
dire des Champs-Élysées qu’ils sont « la plus belle avenue du monde ».
Ils le seraient si nous étions seuls au monde. Toute vanité reposant
sur une enflure infondée m’exaspère. Toutes les langues sont belles
pour ceux qui les pratiquent.
Ce qui me rend particulièrement aimable la nôtre, à l’écriture, c’est
le stock de mots que je trouve à ma disposition. J’aime puiser dans la
réserve de vocabulaire accumulée par nos aïeux depuis des siècles,
j’aime les mots et les tournures vieux et rares, précieux même, jusqu’à un certain maniérisme : quand je ne trouve pas de termes qui me
conviennent, je n’hésite pas à forger des néologismes de fabrication
locale qui disent bien ce que je veux dire.
J’aime les sonorités des mots et le balancement du phrasé des
phrases, leur drapé, les allitérations me plaisent, les entrechocs de
sonorités m’intéressent. Il m’est arrivé d’écrire au
Monde puis à
La
Croix (salut à Guillaume Goubert, son directeur, ici présent) des
chroniques entières en alexandrins. Je suis un adepte du « gueuloir »
mais du gueuloir intime et entre deux mots je choisis toujours celui
des deux qui sonne le mieux, le plus clair, le plus aérien, le plus
mélodieux, limpide ou velouté. Les répétitions ne me font pas peur,
ni l’accumulation des adjectifs, car chacun d’eux ajoute toujours une
précision à ce que l’on veut exprimer. Que serait la vie en société sans
les adjectifs ? Et s’ils vont par trois, c’est encore mieux pour le rythme
du texte : «
le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé » ! Seuls vrais ennemis
intimes que je traque : les adverbes. On découvre assez vite, si l’on se
relit bien, que l’on peut presque toujours, sans grand tort pour le
texte, faire sauter les adverbes, ces nuanciers mollassons, ces
prudences qui ne protègent de rien. Il faut écrire en pensant à la
musique qui se détache de vos textes. Il faut charmer par les
mélodies. Ce sont donc souvent les sonorités et leurs volutes qui
guident ma plume ou mes doigts sur le clavier. La langue écrite est
musique, composition, suites d’accords et de dissonances, elle susurre
à nos oreilles mezza voce ou elle tonitrue dans les moments graves, de
colère et d’indignation. Toujours elle se glisse en nous comme une
indiscrète sirène séductrice.
C’est encore assez parlé de moi. J’en viens à votre combat pour la
défense de la langue française. Vous comprenez que j’y adhère bien
volontiers, surtout aujourd’hui, mais je m’interroge : quelle est ma
manière à moi de m’associer du mieux possible à cette défense ? C’est
d’essayer de pratiquer en lui faisant honneur cette langue dès que j’ai
à m’exprimer. Le champ de bataille est mon cerveau, les réserves sont
mon bagage culturel, les images et les émotions que je porte en moi,
mes réminiscences, mes souvenirs, mes tics et mes appétences du moment. La lutte se livre sur le clavier noir et l’écran lumineux qui
scintille au-dessus, comme une page blanche verticale. Les débuts
sont toujours un peu laborieux mais les fins sont un plaisir sans nom.
Je n’aime pas tant écrire qu’avoir écrit. Là est le plus grand plaisir.
Vous voyez que je n’arrive pas à parler d’autre chose que de moi au
sujet de la langue française. Je pense que vous me pardonnerez ce
narcissisme en comprenant que l’usage que je fais des mots et des
phrases est comme une drogue dure dans ma vie. Cette toxicomanie
licite, et même honorée aujourd’hui, ne donne lieu à aucun trafic
sauf de reconnaissance réciproque quand un lecteur, ou une lectrice
vous récompense par cette remarque : « Vous avez réussi à exprimer,
mieux que je ne l’aurais fait moi-même, ce que j’ai ressenti ».
J’appelle cela le « service de la plume ».
(À suivre.)
|
Bruno Frappat , journaliste, président honoraire de sociétés de presse,
est né en 1945 à Grenoble.
Formation : licence ès lettres.
Carrière : rédacteur au Dauphiné libéré (1964-1965), au Monde (1968-
1994) ; rédacteur (1968-1976), chef du département éducation-jeunessesociété
et membre du conseil d’administration de la Société des
rédacteurs du Monde (1976-79), billettiste (1981-85), chef du service des
informations générales (1980-83), chef du service société (1983-84),
rédacteur en chef adjoint (1984), éditorialiste (1985), responsable de
l’édition Rhône-Alpes (1986), rédacteur en chef adjoint (1987),
rédacteur en chef (1990), directeur de la rédaction (1991-1994),
directeur éditorial (1994) au Monde ; présentateur de l’émission Midi
moins sept sur France 2 (1995-2000), directeur de la rédaction (1994-
2005), chroniqueur (depuis 1995), directeur délégué puis directeur
(1996-2005) de La Croix ; membre du comité de direction (1999),
directeur général (2000-05), président du directoire (2005-09), président
d’honneur (depuis 2009) de Bayard Presse devenu (2001) Bayard ;
chroniqueur à Panorama (2006-2011) et au Dauphiné libéré (depuis 2008);
administrateur de l’Institut catholique de Paris (2006-14) et d’ Ouest-
France (depuis 2007) ; président du Comité social (1987-1993),
administrateur (1990-93) de la Fondation de France, membre du Haut
Conseil de la population et de la famille (1996).
OEuvres : Si les mots ont un sens (1994)
L’Humeur des jours (2001)
Chemin de mort, Chemin de vie (2004)
Le Regard des jours (en coll., 2005)
80 Semaines (en coll., 2007).
Décorations : chevalier de la Légion d’honneur, officier de l’ordre
national du Mérite.
Distinction : prix Victor-Hugo des éditorialistes (2002).
(D’après le Who’s Who 2017.)
|