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Le français pour Natacha Polony
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Après avoir reçu la
médaille de la
Communication de la
Monnaie de Paris,
des mains de notre
président Xavier
Darcos, de
l’Académie française,
la lauréate du prix
Richelieu 2016 remercie.
Avant de venir parmi vous, j’ai lu le merveilleux discours que vous
a offert l’an dernier mon confrère François Busnel. J’ai eu l’immense
plaisir, comme l’émergence d’une complicité insoupçonnée, d’y
retrouver mes références, mes lectures. Le Richelieu de Dumas et
celui de Rostand. J’y ajouterai celui croqué d’un trait acéré par un
gentilhomme normand dans une épitaphe, moi qui suis friande du
genre : «
Ci-gît un fameux cardinal. Qui fit plus de mal que de bien. Le
bien qu’il fit, il le fit mal. Le mal qu’il fit, il le fit bien. »
Mais au moment de vous remercier aujourd’hui, je dois vous avouer
que mon premier réflexe, quand me fut annoncée la nouvelle que
je recevais un prix de votre association Défense de la langue française,
fut de me dire que je ne l’avais nullement mérité. Qu’avais-je donc
fait pour cette langue, moi qui n’ai jamais eu le courage de me
confronter à l’écriture, la vraie, la seule qui vaille, celle qui n’est pas une joute mais la patiente élévation d’une cathédrale ? Il est tant
d’écrivains qui, par leur travail, portent la langue française à son plus
haut degré de précision, d’intensité et de beauté. Pourquoi
récompenser des journalistes, ces gens qui font profession d’employer
« les mots de la tribu » sans jamais chercher à leur « donner un sens
plus pur », mais au contraire en les vidant bien souvent de ce qu’il
leur reste de sens pour répondre à l’urgence du moment.
Certes, je tente d’échapper à ces travers. Je m’interdis les mots dont
il me semble qu’on les a trop usés, je ne me suis jamais sentie obligée
de respecter la règle enseignée aux jeunes journalistes, selon laquelle
une bonne phrase n’excède pas un sujet, un verbe et un complément.
Mais tout de même ! Pourquoi moi ?
Pourtant, j’ai eu le loisir de comprendre récemment avec plus
d’acuité que jamais le lien viscéral qui m’attache à ma langue, à notre
langue. Car l’honneur que vous me faites aujourd’hui, étonnamment,
me fut annoncé le jour d’un grand malheur pour moi. Un malheur
dont la nature, vous le comprendrez, ne lui est pas totalement
étrangère. Je venais de perdre la moitié de ma bibliothèque dans un
dégât des eaux. Tous mes livres de poésie, de philosophie, mes
éditions latines et grecques. J’avais vu partir en loques Chrétien de
Troyes, Stendhal, Balzac, et Bonnefoy. Des reliures magnifiques et
de simples Folio, les
Contes érotiques de La Fontaine et les
Mémoires
de guerre de de Gaulle.
Et tandis que je procédais à la reconnaissance des corps, c’est toute
la langue de chacun qui surgissait de la charpie, cette langue inscrite
en moi comme d’une encre indélébile. Telle maxime de la
Rochefoucauld particulièrement délectable : «
Le plus dangereux
ridicule des vieilles personnes qui ont été aimables, c'est d’oublier qu’elles
ne le sont plus. » Telle phrase de Flaubert dont un professeur
extraordinaire m’avait donné la clef : «
Et voilà l’histoire de saint Julien
l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans
mon pays. » Toute la littérature, disait ce professeur, est dans cet « à
peu près ». Tel diptyque de Mallarmé, comme sculpté dans la matière
sonore : «
Comme un casque guerrier d’impératrice enfant, / Dont pour te
figurer il tomberait des roses. »
La langue française, ce sont les mots des autres, inscrits en nous et
qui se recomposent indéfiniment pour nous laisser à notre tour
penser et dire le monde. Mais il m’est apparu très tôt que j’avais eu
la chance de grandir dans une famille où les mots comptaient. Entre
une mère qui les vénérait à travers les romans et un père qui en jouait,
entre contrepèteries et charades à tiroirs. Et dans cette bibliothèque
qui est aussi leur reflet, et que je reconstitue peu à peu, on trouve
aussi bien
La Princesse de Clèves que
La Méthode à Mimile,
L’Argot sans
peine, signé Alphonse Boudard.
L’enjeu n’est pas seulement de perpétuer cela mais de permettre
que n’importe quel enfant de France, quelle que soit sa naissance,
puisse à la fois croiser un jour la beauté, au détour d’une page, en
être ému et maîtriser suffisamment de vocabulaire et de grammaire
pour espérer ne serait-ce qu’une seconde échapper au langage
stéréotypé que lui imposeront les communicants et les publicitaires.
Notre école, plus que tout, a oublié le pouvoir du beau. Un souvenir,
simplement : j’enseignais la « culture générale » au Pôle universitaire
Léonard-de-Vinci, à travers notamment un cours en forme de
panorama des grands textes littéraires, philosophiques et religieux.
J’avais devant moi, parmi les étudiants en école de management qui
se demandaient pourquoi je leur infligeais ces choses inutiles, une
jeune fille blonde, d’une vulgarité admirable, chimiquement pure, et
qui me jetait en général un oeil morne entre deux soupirs. Et je choisis
de lire moi-même un passage de Corneille, celui de la confrontation
entre Horace et Curiace, le débat sur le courage et le patriotisme, sur
l’héroïsme et les sentiments humains. Et la tension qui monte et cet
acmé sublime: « Horace : –
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.
Curiace : –
Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue. » Et tout à coup
ma blonde ouvre des yeux soudainement éclairés, et s’exclame : « Mais
en fait, c'est vachement beau ! » Toute la transmission, toute la noblesse
du métier de professeur est dans ce « en fait », qu’il nous est parfois
donné d’entendre.
Encore faut-il, pour que surgisse ce moment de grâce, que l’école
n’ait pas, dans les années qui le précèdent, systématiquement nettoyé
les cerveaux de toute aspiration à la nuance, à la précision, à la complexité. Encore faut-il qu’elle n’ait pas méthodiquement abattu
pierre par pierre, portant par portant, cet édifice harmonieux qu’est
la grammaire.
Nous autres, journalistes, arrivons beaucoup plus tard. Mais il nous
appartient de choisir la résistance, de nous situer dans le même camp
que les professeurs, ou de choisir celui des communicants et des
publicitaires, ou pire encore, celui des simples consommateurs. Il
nous appartient de marquer notre déférence au pérenne et au beau
plutôt qu’à la mode et au pouvoir. De croire encore que c’est par le
choix pleinement conscient de nos mots que nous éclairons les faits.
Victor Hugo, après quelques mois au Pays basque, écrivit : «
La
langue basque est une patrie que l’on emporte à la semelle de ses souliers. »
Sans doute parce que les peuples qui n’ont plus que leur langue
comprennent mieux que nous qu’elle est une part précieuse de la
diversité humaine. Heureux, ces Basques entêtés à défendre ce que
nous laissons se déliter.
Heureux les peuples qui croient encore qu’il n’est pas d’homme
libre s’il ne possède sa langue.
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Natacha Polony, journaliste et essayiste, née en 1975, à
Paris.
Diplômes : DEA de poésie contemporaine et
agrégation de lettres modernes.
Carrière : professeur de lettres (1999-2000), mais
démissionne de l'Éducation nationale.
Enseigne au Pôle universitaire Léonard-de-Vinci (2002-2011).
Journaliste à Marianne (2002-2009) ; au Figaro (2009-
2012).
Participe à l’émission « On n’est pas couché »
sur France 2 (2011-2014).
Tient la revue de presse de
8 h 30 sur Europe 1 (depuis 2012). Chroniqueuse au
« Grand Journal » de Canal+ (2014-2015). Anime
« Polonium » sur Paris Première et « Médiapolis » sur
Europe 1 (depuis 2015).
OEuvres : Nos enfants gâchés : petit traité sur la fracture
générationnelle (2005), M(me) le président, si vous osiez... :
15 mesures pour sauver l’école et L’Homme est l’avenir de la
femme : autopsie du féminisme contemporain (2007), Le pire
est de plus en plus sûr. Enquête sur l’école de demain (2011),
Ce pays qu’on abat. Chroniques 2009-2014 (2014), prix de
littérature politique Edgar-Faure (2014) et prix du
Livre incorrect 2015. Nous sommes la France (2015).
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