Défense de la langue française   
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Aux membres de DLF


Merci, tout d’abord, de votre accueil amical, de votre invitation à partager, ensemble, ces quelques moments conviviaux autour de la langue française qui nous rassemble.

Le hasard a voulu que je relise, il y a quelques jours, ce très beau conte d’Alphonse Daudet, « La dernière classe ». Un texte historiquement marqué puisqu’il a pour toile de fond la guerre franco-prussienne de 1870. Et pourtant, ce conte où l’on voit un instituteur faire sa classe en français, pour la dernière fois, après que l’ordre fut venu de Berlin de ne plus enseigner que l’allemand dans les écoles de l’Alsace et de la Lorraine, pourrait aisément se prêter à une transposition.

Il est fort heureusement révolu le temps des guerres meurtrières pour la conquête des territoires. Mais d’une certaine manière, ce qui se joue, aujourd’hui, c’est une guerre pour la conquête des esprits et des imaginaires. Une guerre propre, silencieuse, sans victimes. Une guerre dans laquelle la puissance militaire a cédé le pas à la puissance culturelle et linguistique ! Une guerre qui représente une menace d’autant plus insidieuse qu’elle ne dit pas son nom.

Certes, l’on n’est pas près de voir l’anglais supplanter le français, l’allemand ou l’espagnol dans la vie politique nationale, dans la vie de la rue, dans la vie des foyers. Il n’en demeure pas moins que l’anglais s’est imposé comme lingua franca du monde contemporain dans les domaines économique, scientifique, technologique.

Il gagne chaque jour du terrain à l’ONU, dans les institutions européennes, au FMI, à la Banque mondiale, dans les organisations régionales de sécurité, renforçant du même coup la capacité de la super-puissance d’influer sur la détermination des grandes questions à l’ordre du jour international, comme sur les décisions qui émanent des organismes économiques, financiers, politiques ou stratégiques, et qui engagent le devenir de la planète.

Certes, l’on n’est pas près de voir s’éteindre la littérature, la chanson, le cinéma, la création en français, en allemand ou en espagnol. Il n’en demeure pas moins que quelques entreprises globales ont aujourd’hui la capacité quasi monopolistique de vendre, et par conséquent de contrôler, partout dans le monde, le divertisse-ment, le rêve, l’information, la pensée.

On comprend mieux, dans ces conditions, le refus des États-Unis d’adopter la Convention sur la diversité culturelle à l’Unesco, surtout quand on sait que les industries culturelles sont de-venues leur premier poste d’exportation. La Francophonie, pour sa part, a été aux avant-postes de ce combat, dans la mesure où elle fait pleinement siennes les avancées historiques qu’il consacre.

En effet, pour la première fois, on reconnaît que les biens et les services culturels sont porteurs d’identité, de valeurs et de sens et qu’ils ne peuvent être considérés comme des marchandises ou des biens de consommation comme les autres.

On reconnaît, aussi, la nécessité pour les États de protéger et de promouvoir la diversité des expressions culturelles, tout en assurant la libre circulation des idées et des œuvres.

On reconnaît, enfin, l’urgence de redéfinir la coopération internationale, singulièrement au profit des pays du Sud, plus que d’autres encore sacrifiés sur l’autel de la marchandisation d’une culture de masse.

Nous sommes bien là au cœur des missions de la Francophonie, car, à travers la promotion de la langue française et des valeurs qu’elle porte en elle-même, nous entendons, plus largement, militer en faveur du respect et de l’épanouissement de toutes les langues et de toutes les cultures.

Je sais le scepticisme de ceux qui nous opposent, au nom du réalisme, qu’il est utopique de vouloir préserver les quelque 6 000 langues aujourd’hui parlées dans le monde. Qui plus est, l’histoire montre que les langues, comme les civilisations, sont mortelles. Paul Valéry nous l’a rappelé.

Certes ! Mais si neuf pays possèdent aujourd’hui plus de 200 langues, Claude Hagège nous fait à juste titre remarquer que « la majorité des États, que l’on peut considérer comme souverains, ont pour langue officielle, unique ou non, l’anglais, le français, l’espagnol, l’arabe, le portugais, qui sont parmi les plus parlées du monde ».

C’est à cette échelle, que je qualifierais de « macro linguistique », que doit être donnée l’impulsion en faveur de la diversité linguistique. C’est d’ailleurs tout le sens de la coopération étroite que la Francophonie a engagée depuis quelques années avec ses organisations sœurs : la Lusophonie, l’Hispanophonie, l’Arabophonie, l’Union latine, le Commonwealth.

J’ajouterai que ce partenariat, entre les grandes aires linguistiques et culturelles, ne se fait pas au détriment des autres langues parlées dans ces espaces. Bien au contraire ! Car n’oublions pas que ces grandes langues de communication internationale sont l’expression de liens historiques, culturels, affectifs, mais aussi de valeurs partagées entre les pays qui les ont adoptées.

N’oublions pas non plus qu’elles sont, pour ces pays, l’instrument privilégié qui leur permet de communiquer, de travailler, de collaborer ensemble, et d’entrer en résonance culturelle. La Francophonie, qui fait coexister et coopérer les cultures, la langue française et les langues nationales, en est une parfaite illustration.

La diversité culturelle et linguistique n’est donc pas le nouveau slogan à la mode ! C'est un enjeu géopolitique majeur !
Défendre la diversité culturelle, et la diversité linguistique qui en est le fondement, c’est en effet refuser le darwinisme culturel, parce que toutes les cultures sont égales en dignité ! C’est refuser l’hégémonie d’une hyper-culture et d’une hyper-langue qui recouvrirait par le haut toutes les autres jusqu’à devenir l’idiome commun de la mondialité !

Défendre la diversité culturelle, c’est, à l’autre bout, refuser la réclusion culturelle parce qu’elle contient en germe l’exacerbation des passions identitaires, et la négation de toute coexistence et de tout dialogue, au nom de la différence.

Défendre la diversité culturelle, c’est donc, tout à la fois, défendre la spécificité de chaque culture par rapport à toutes les autres, et la nécessité pour toutes de coopérer avec chacune des autres.

Disant cela, on est bien loin du chauvinisme linguistique ou culturel, du protectionnisme frileux, de l’anachronisme dont certains taxent encore trop souvent la Francophonie.

Et je voudrais redire fermement, ici, que ce qui menace, d’abord, une langue, c’est l’idée, chez ses locuteurs, qu’il ne sert à rien de la promouvoir. Surtout lorsque ces locuteurs font, dans le même temps, la promotion d’une langue qui n’est pas la leur – par fatalité ? par snobisme ? – je ne saurais le dire.

Le fait est que je m’explique mal la réserve des Français lorsqu’il s’agit de revendiquer leur identité, de revendiquer leur langue ! Les autres États et gouvernements de la Francophonie n’ont fort heureusement pas les mêmes pudeurs !

Je ne prendrai qu’un exemple. Quel message les Français envoient-ils à ces peuples qui ont choisi d’apprendre la langue française, de la parler pour s’ouvrir au monde, quand ils constatent que certains Français sont les premiers à renoncer à l’utilisation de leur langue, au profit de l’anglais, dans les instances internationales ?

Les États et gouvernements de la Francophonie se sont engagés, solennellement, lors du Sommet de Bucarest, à utiliser le français dans les organisations internationales lorsque leur langue n’était pas représentée. Et je veillerai personnellement à ce que ces engagements soient tenus, car cette pratique est encore insuffisamment répandue. Cela étant, il conviendrait que les Français montrent la voie.

La Francophonie ne se réduit pas à la France, loin s’en faut, mais la Francophonie ne pourra se faire sans les Français !

Je sais qu’au fil des années votre association a tenu à intégrer cette dimension universelle de la Francophonie, à travers notamment ces très belles manifestions que sont le concours Philippe-Senghor et le concours de la Plume d’or. Ouverture guidée par un double principe que résume votre devise : « Ni purisme, ni laxisme ».

Ces deux mots d’ordre me paraissent essentiels.

Veiller à la pureté de la langue est de la plus grande importance, et il est des institutions françaises dont c’est la mission première. Je le dis clairement, ce n’est pas celle de la Francophonie !

La Francophonie s’appuie sur les deux cents millions de francophones répartis sur l’ensemble des continents. Elle est là pour susciter et favoriser ce désir de français, à travers des actions de coopération dans les domaines éducatif, économique, mais aussi dans le domaine politique et diplomatique, au nom de ces valeurs que véhicule la langue française, et qui ont pour nom la solidarité, la démocratie, les droits de l’homme et la paix.

Elle est là, aussi, pour diffuser et nous faire partager les trésors des cultures en langue française qui l’irriguent. Une langue française que les créateurs de l’espace francophone enrichissent sans cesse de mots nouveaux, d’idiotismes nouveaux, d’imaginaires nouveaux. Il y a bien désormais un français d’Afrique, du Québec, de Belgique, des Caraïbes, et de bien d’autres contrées encore. Et je forme le vœu, une nouvelle fois, que les Français ouvrent plus largement leurs médias, leurs collections, leurs manuels scolaires à cette création venue d’ailleurs.

Refuser le laxisme, je le disais, me paraît tout aussi essentiel. Le laxisme est à la fois un état d’esprit, et un déficit d’action. Le dénoncer ne suffit pas. C’est dire que la prise de conscience qui doit s’opérer autour de l’impérieuse nécessité de protéger et de promouvoir la diversité des langues et des cultures doit aller de pair avec des actes forts.

Qu’il s’agisse de se donner les moyens de veiller, dans la pratique, au respect du statut et de l’emploi de la langue française dans les instances internationales – je n’irai pas jusqu’à dire sur le territoire français car il ne me revient pas de m’immiscer dans les affaires intérieures d’un État membre.

Qu’il s’agisse également de promouvoir une politique ambitieuse de l’enseignement des langues vivantes. L’Europe me semble à cet égard pouvoir constituer un espace privilégié de l’expression de la diversité. Encore faudrait-il rendre obligatoire, dans tous les pays européens, l’apprentissage d’une deuxième ou d’une troisième langue vivante, sachant que la première langue choisie est majoritairement l’anglais.

Et je suis convaincu que la France a un rôle de chef de file à jouer dans cette entreprise. Elle a, en effet, une politique linguistique ancienne. Elle a, par ailleurs, plus qu’aucun autre pays, fait de la langue un enjeu politique. C’est dire qu’elle a vocation non seulement à défendre et à promouvoir sa langue, mais aussi à promouvoir le multilinguisme.

Je dirais même que les autres pays européens attendent d’elle qu’elle le fasse. Sa volonté de défendre la langue française serait, à n’en pas douter, perçue dans toute la force de son symbole, serait surtout perçue comme un espoir, celui, pour les autres grandes langues, d’être à leur tour, reconnues. J’ai bien conscience que mes propos vont à contre-courant de l’histoire que la mondialisation et les forces dominantes voudraient laisser s’écrire. Mais je sais aussi que les idées qui ne vont pas dans le sens de l’histoire ont été, très souvent, celles qui ont conduit à écrire les plus belles pages de notre Histoire.
Abdou Diouf
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