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Éditorial N° 263
Malheurs de la dictée
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Extrait du Dictionnaire amoureux de l’École*,
dernier ouvrage de notre président, à l’entrée
« Dictée ».
Bon gré mal gré, j’ai été élevé dans le culte de l’orthographe et du
verbe exact. Mon père, un de ces boursiers ruraux qui devaient tout à
l’école primaire publique, persécutait la plus vénielle des fautes et le
moindre des accents mal orienté. Il calligraphiait habilement, sans hâte,
toute écriture relâchée lui semblant une forme de tare indélébile. Quand
nous étions en vacances, mes frères et moi, nous faisions même relire
par quelque regard expert la carte postale qu’on lui envoyait. Nous
appartenons à la « génération dictée ».
Je ne me suis jamais départi, une fois passé de l’autre côté du bureau
magistral, de ces scrupules. Mais il a bien fallu s’adapter et en rabattre
sur un formalisme pointilleux (celui du genre épistolaire, par exemple)
ou sur la religion de l’écrit. Mes élèves finissaient par me faire accroire
que telle faute ou telle incongruité syntaxique étaient de peu
d’importance, que le sens suffit, que la vérité ou la beauté s’élaborent
aussi dans les hésitations – même si l’on ne pense pas sans mots et si l’on
pense mal quand ils cafouillent. J’ai fini par m’habituer aux lettres qui
commencent par « Bonjour, Mr » (car même l’abréviation française
M.
a disparu au profit d’un anglicisme) et qui ignorent les paragraphes
comme les formules de politesse, remplacées par des «
pas de souci » ou
des «
bonne journée à vous ». Et je ne vous parle pas des textos et autres
SMS « balancés », comme on dit désormais, en signes phonétiques.
Le fait est là : l’oralité a gagné, et elle a empiété sur le monde de l’écrit.
Elle dispense, au quotidien, de cette discipline de l’esprit qu’est l’écriture impeccable. Même rédiger un chèque devient chose rare. Les jeunes
d’aujourd’hui ont d’autres compétences, une vue plus globale du savoir,
une connexion rapide avec toutes les informations possibles, un désir
d’être citoyens du monde, une sidérante habileté à manier les moyens
de communication. Leur regard est prospectif et circulaire. Nos
vétilleuses injonctions grammaticales leur paraissent d’une étroitesse
un peu dérisoire.
Sans nous résigner à ce recul, nous savons que tel fut le prix à payer
de la massification de l’enseignement, authentique progrès que l’on
doit à l’engagement de la nation et de ses professeurs. Le coeur du
problème est celui-ci : cette régression serait plus acceptable si elle ne
s’accompagnait pas d’un accroissement des inégalités. En délestant toute
une génération des ambitions d’autrefois dans le domaine de l’écrit, ce
sont les enfants des milieux défavorisés qui ont le plus souffert. Ils
accèdent en moins grand nombre aux filières dites d’excellence. Les
autres ont trouvé dans leur famille les appuis nécessaires pour compenser
les manques. Ainsi, derrière un égalitarisme de façade, se prolongent
de graves injustices.
Voilà pourquoi il ne faut pas renoncer à donner à tous nos jeunes la
première « boîte à outils » de la réussite : la langue, le plus fondamental
de tous les instruments de la vie collective et privée. Ainsi sera sauvegardé
l’essentiel, puisque tout s’enseigne et se saisit par la langue. Et quand
les choses deviennent difficiles ou sélectives (les examens, les concours,
les entretiens d’embauche, les évaluations professionnelles), la capacité
à bien écrire et à s’exprimer clairement reprend sa valeur de critère
fondamental. Céder sur cette exigence d’éducateur, c’est faire l’autruche
aux frais de ceux qui attendent de l’école une promotion sociale.
Xavier Darcos
de l’Académie française
* Plon, 2016, 656 p., 25 € (p. 167 à 169).
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