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Éditorial N° 275
Science et langues
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Le 15 novembre 2019, notre président, chancelier de l’Institut, a prononcé l’allocution d’ouverture du colloque international
organisé par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, en partenariat avec l'Institut de France.
J’ai bien des raisons d’être heureux de vous accueillir ici, dans le grand
auditorium de l’Institut de France, pour ce colloque que vous avez choisi
d’intituler : « Sciences en français ! » Dans ce titre, chacun l’a bien
compris, tout est dans la ponctuation, dans ce point d’exclamation qui
semble nous dire : mais oui, on peut encore faire des sciences en
français ! Mais aussitôt, évidemment, nos esprits tortueux font subir à
ce point d’exclamation rectiligne une légère torsion, et le point
d’exclamation se métamorphose en point d’interrogation : des sciences
en français, d’accord, mais comment ? mais avec qui ? et même,
finalement, pourquoi ?
Ces interrogations, je les ai très souvent rencontrées dans ma carrière,
notamment comme ministre de la Francophonie, et plus récemment
comme président de l’Institut français et ambassadeur chargé du
rayonnement de la langue française.
Mais aujourd’hui, ce n’est pas un fonctionnaire de la République ou
un ministre qui vous accueille, c’est le chancelier de l’Institut de France,
et je voudrais dire quel sens profond je donne à votre présence ici ce
matin.
D’abord, une évidence : l’Institut de France est le lieu par excellence
de la rencontre entre la science et la langue. Certes, l’Institut a été fondé
en 1795 par la Première République, à une époque où les lettres et les
sciences étaient moins cloisonnées qu’aujourd’hui. Mais c’est justement
l’une de ses raisons d’être aujourd’hui et l’une de ses grandes forces,
que de réunir en une institution unique à la fois des chercheurs dans
toutes les sciences, avec des écrivains et des artistes.
Comme vous le savez, l’Académie française a toujours compté dans
ses rangs d’éminents scientifiques et médecins : pour le dernier siècle,
il suffit de citer – presque au hasard – le biologiste Étienne Wolff, ou
Jean Bernard, qui fut élu au fauteuil de Marcel Pagnol et qui fit de son
prédécesseur un éloge magnifique.
Au siècle précédent, comment ne pas nommer Pasteur ou Claude
Bernard ?
Et si je remonte au siècle des Lumières, avant même la réunion des
académies dans l’Institut, il suffit de mentionner le naturaliste Buffon
pour mesurer toute la fécondité de la rencontre entre la science et la
langue. Buffon était réputé pour la qualité de son style et il est longtemps
resté une référence en ce domaine. Dans les écoles du XIX
e siècle, y
compris dans les petites classes, tous les écoliers lisaient les plus belles
pages de Buffon, et en premier lieu le fameux « portrait de l’oiseaumouche
» (c’est-à-dire du colibri).
Offrons-nous une minute de beauté ; écoutons Buffon dans son
Histoire
naturelle des oiseaux :
« De tous les êtres animés, voici le plus élégant pour la forme, et le plus brillant
pour les couleurs. Les pierres et les métaux polis par notre art ne sont pas
comparables à ce bijou de la Nature ; [...] son chef-d’oeuvre est le petit oiseaumouche
; elle l’a comblé de tous les dons qu’elle n’a fait que partager aux autres
oiseaux, légèreté, rapidité, prestesse, grâce et riche parure, tout appartient à ce
petit favori. [...]
C’est dans les contrées les plus chaudes du nouveau monde que se trouvent
toutes les espèces d’oiseaux-mouches ; elles sont assez nombreuses et paraissent
confinées entre les deux tropiques, car ceux qui s’avancent en été dans les zones
tempérées n’y font qu’un court séjour ; ils semblent suivre le soleil, s’avancer, se
retirer avec lui, et voler sur l’aile des zéphyrs à la suite d’un printemps éternel. »
Tel fut pendant longtemps le modèle de l’élégance du style : c’était
un scientifique qui l’avait donné à la langue française, à l’école française.
On est loin de la science des Diafoirus, père et fils, ces cuistres dont se
moquait Molière et qui n’auraient pas eu leur place dans nos académies.
Pas davantage ce professeur que Marcel Proust met en scène, quelque
part dans la
Recherche (c’est dans
Sodome et Gomorrhe) :
«
Il [le professeur]
me parla de la grande chaleur qu’il faisait ces jours-ci,
mais bien qu’il fût lettré et qu’il eût pu s’exprimer en bon français, il me dit :
“Vous ne souffrez pas de cette hyperthermie ?” C’est que la médecine – conclut
le romancier –
a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis
Molière, mais aucun dans son vocabulaire. »
En vous rappelant d’abord cet exemple – Buffon – puis ces contreexemples
– Diafoirus et ses modernes émules –, j’ai voulu introduire
dans votre colloque cette première idée :
La science a d’immenses potentialités littéraires ; la langue peut faire
goûter et aimer le vrai ; elle peut partager le savoir dans le vaste public.
Mais pour que ces potentialités existent encore au XXI
e siècle, il ne faut
pas empêcher le savant d’écrire et de penser dans sa propre langue. Si
la langue universelle et unique de la science est le
globish, l’humanité se
prive de voir éclore de nouveaux chefs-d’oeuvre littéraires et scientifiques.
Non seulement le
globish ne pourra jamais toucher le public, mais surtout
il ne pourra jamais rendre la science passionnante et belle.
L’enjeu de notre temps, dont votre colloque va sûrement débattre,
est donc de préserver ou même de réintroduire de la diversité
linguistique dans les sciences. Pour la simple et suffisante raison que la
« mondialisation du
globish » sera peut-être une mondialisation savante,
mais une mondialisation terriblement pauvre.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de faire ici un amalgame simpliste
entre la défense de la langue française et la critique de la mondialisation.
Tout au contraire.
Car la langue française a cela de commun avec l’anglais qu’elle est et
demeure encore une langue mondiale, parlée partout dans le monde.
La langue française a sa place dans la mondialisation. À tout prendre,
il n’est pas sûr que le sort de l’anglo-américain devenu
globish soit
tellement enviable. Quand l’anglais s’imposera par la nécessité, le français
se perpétuera par la qualité.
Lorsqu’il était secrétaire perpétuel de l’Académie française, Maurice
Druon avait pris l’habitude de prononcer chaque année sous la Coupole
un « discours sur l’état de la langue française ». Dans le tout dernier, avant de quitter ses fonctions, il y a vingt ans exactement (c’était début
décembre 1999), il termina son discours par cette formule :
«
L’Académie doit être considérée comme une ambassade de la langue française
installée sur la Seine. »
Le sens était double. Il rappelait qu’il faut défendre les intérêts du français
en France même, contre ceux qui renoncent à utiliser leur propre langue.
Mais il signifiait aussi que la langue française est une réalité internationale,
mondiale, qui dépasse de beaucoup la seule France, et dont le Quai de
Conti est en quelque sorte « l’ambassade à Paris ».
Or, il me semble que cette vocation, si justement formulée par Druon,
dépasse la seule Académie française : elle est une vocation de l’ensemble
de l’Institut de France.
Une ambassade n’est pas une forteresse. Certes, toute ambassade est
protégée, inviolable, indépendante. Mais elle est un lieu d’observation
du monde et d’ouverture sur le monde ; elle est un lieu d’échanges. Il
en est de même à l’Institut de France : la Coupole n’est pas un donjon,
au sommet duquel les académiciens brandiraient leur épée, en proférant
des incantations obsidionales entre les mâchicoulis.
Non. La Coupole – et l’ensemble de l’Institut où nous sommes et dont
elle est le symbole – est un lieu d’observation sereine du monde ; c’est
un lieu où l’on traite les questions de fond sans précipitation et surtout
sans outrance ; c’est un lieu de dialogue libre et respectueux ; où l’art
de la parole est indissociable de l’art de l’écoute.
C’est dire, mesdames et messieurs, chers amis, à quel point vous êtes
à votre place ici aujourd’hui, et combien je suis heureux de vous redire
à tous : soyez les bienvenus à l’Institut de France.
* Les actes de ce colloque seront publiés par les éditions Honoré Champion.
Xavier Darcos
de l’Académie française