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Éditorial N° 276
Bande dessinée
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Dans son Dictionnaire amoureux de l’École*, notre
président propose un nouveau regard sur le
« neuvième art » et en analyse la vertu
pédagogique.
Quand j’étais enfant, la bande dessinée n’avait pas cours dans les
classes. Sans être méprisée, elle passait pour un loisir domestique, une
pure détente, un sous-genre. Depuis, les choses ont bien changé : on en
parle comme du « neuvième art ». Les salons et les festivals, comme celui
d’Angoulême, se multiplient, où des espaces pédagogiques aident à
transformer les bulles en outils scolaires. Les professeurs de l’école et
du collège s’en servent comme support, y compris pour aborder des
sujets historiques complexes, voire difficiles à décrire, tels que la Shoah
(à l’instar de
Maus, un survivant raconte, d’Art Spiegelman, Flammarion,
1987) ou le génocide rwandais (avec par exemple
Déogratias, de ]ean-
Philippe Stassen, Aire libre, 2000). Bref, on s’est mis à prendre la bande
au sérieux.
La BD (ou bédé) doit une partie de cette réhabilitation scolaire à
l’intérêt que l’enseignement accorde à la question de la narration. La
formation littéraire des élèves repose sur l’idée qu’ils doivent pouvoir
analyser un récit, la manière dont l’auteur y fait entendre son propre
point de vue, les espaces neutres de descriptions, le rôle de
l’argumentation implicite, etc. Or une bande dessinée présente un
système narratif, imagé et ludique, facile à percevoir et à analyser.
Par sa nature hybride, qui mêle dessin et écriture, visible et lisible,
la BD encourage une lecture cursive, qui ne se lasse pas vite, grâce au
va-et-vient entre l’organisation de l’espace (cadrages, vignettes, plan
dans la page, couleurs, dimension des « bulles » ou « phylactères ») et la structure du récit (insertion des paroles dans la case, lettrages,
informations nécessaires pour se situer dans l’espace et le temps). L’élève
apprend à lier entre elles les cases, à maîtriser une séquence, à classer
les éléments du puzzle, donc à comprendre l’unité et le rythme de la
narration. Il voit que la case, comme la phrase dans un livre, peut lui
plaire par elle-même, séparément, mais qu’elle n’a de valeur esthétique
ou dramatique que prise dans une continuité, incluse dans un ensemble.
Chaque planche (qui est la marque de chaque auteur ou dessinateur)
a ses propres moyens et ses lignes de force pour retenir l’attention,
jouant sur les axes verticaux ou horizontaux, sur la forme des cases et
des bulles, sur le dessin des personnages. En littérature, on dirait qu’il
s’agit d’effets de style, obligeant à des parcours de lecture particuliers.
D’ailleurs, la bande dessinée a son histoire. On peut y faire figurer la
colonne Trajane, le temple d’Angkor au Cambodge, les vignettes des
manuscrits du Moyen Âge ou la tapisserie de Bayeux. C’est un art qui a
ses règles, ses réussites, voire ses chefs-d’oeuvre. Il suffit de considérer
les prix qu’atteignent des planches originales ou anciennes, des éditions
« vintage » et des brouillons de créateurs géniaux, tels Hergé ou André
Franquin. Non seulement les BD deviennent des dessins animés grand
public, mais encore certaines ont fasciné les plus grands cinéastes qui
s’en inspirent, comme Luc Besson ou George Lucas. Les meilleurs
dessinateurs exposent leurs oeuvres comme le feraient des peintres
majeurs, parmi lesquels on peut citer Enki Bilal. Et ils touchent à tous
les genres : aventure, policier, humour, science-fiction, autobiographie,
etc. Ils finissent même par y imposer un style personnel et une
vision spéciale du monde immédiatement reconnaissables qui aident à
penser le réel.
La nouvelle donne engendrée par internet a même assuré une autre
promotion éducative à la BD. Bien loin d’être simplement un
outil nouveau et amusant, elle devient un truchement pour apprendre
à lire l’image et à la relier à un sens. Car le grand danger des flux
numériques, c’est leur indifférenciation, leur abondance confuse, leur bric-à-brac où réel et virtuel se mêlent. Ils donnent à voir mais dans une
discontinuité perverse. La BD tout au contraire place l’image dans une
suite qui fait sens.
Un exemple intéressant est fourni par les mangas japonais,
omniprésents dans le monde entier et qui représentent le tiers des tirages
de l’édition au Japon même. Le manga, parfois associé à des jeux vidéo,
finit par couvrir tous les thèmes possibles : les rapports sociaux, l’amour,
la guerre, l’épouvante, tandis que des séries plus didactiques touchent
à la littérature classique, à l’économie, à l’histoire. Sa vertu pédagogique
n’est donc plus contestée.
Xavier Darcos
de l’Académie française