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Éditorial N° 277
Éloge de notre ancien président
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Élue à l’Académie française, Mme Barbara Cassin avait pour
mission de faire l’éloge de Philippe Beaussant, son
prédécesseur au fauteuil 36.
Extraits du discours qu’elle a prononcé le 17 octobre 2019 .
[...] Je ferai donc l’éloge de l’éloge en même temps que
l’éloge de
Philippe Beaussant. Éloge d’emblée paradoxal en cela que je ferai
l’éloge d’un homme que je n’ai jamais rencontré, devant des gens qui
l’ont côtoyé, qui ont aimé son sourire, sa voix, sa manière de fumer la
pipe. Mais je les ai questionnés, et grâce aux ressources d’aujourd’hui,
sur la toile, j’ai ressenti ce qu’ils m’ont suggéré : une pudeur extrême,
l’étendue d’une science qui n’avait d’égale que l’étendue d’une modestie.
[...] Alors comment pourrais-je faire votre éloge et parler de vous
dignement ? Eh bien, je me suis résolue à tenter de parler de vous depuis
ce que je sais ou ce que je pratique : en philologue et en philosophe.
L’éloge, d’abord.
Faisant celui de Jean-François Deniau dont vous preniez le fauteuil,
vous dites que c’est une «
tradition d’une grande sagesse » : elle marque
que l’honneur que l’on vous fait n’est pas fait « à vous », mais d’abord
à un autre que vous, à de l’autre, qui vous précède, avec lequel vous
ferez «
corps ».
C’est vrai : depuis mes tout premiers contacts avec l’Académie, dès les
premières « visites », j’ai perçu cette souveraine politesse de l’accueil
au sein d’un ensemble singulier (ô combien singulier) qui lui-même se
sait et se veut composé de singularités, fortes mais ouvertes. Un tout capable de configurer une diversité et de se reconfigurer sans cesse luimême
– une « compagnie » en effet.
Cette Compagnie partage des valeurs. D’après les statuts qui lui furent
donnés en 1635, toujours en vigueur, il lui revient de «
travailler avec
tout le soin et la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue
et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». La
première valeur partagée est donc et demeure la langue française. Aussi
bien l’ensemble de votre oeuvre fut-il couronné il y a dix-huit ans du
Prix de la Langue française.
Vous n’avez jamais cessé de la défendre
et de l’illustrer, en présidant la D.L.F., association de Défense de la
langue française, avant de passer le flambeau à Xavier Darcos. C’est
de la langue française qu’il faut partir, et c’est là que je reviendrai.
[...] Je voudrais dire un mot de notre intention initiale, car elle est en
phase avec le souci de la langue, et de la langue française, propre à
l’Académie. C’est très simple : ni
globish ni nationalisme.
Nous voulons contribuer à fabriquer une Europe résistante, qui refuse
de s’en tenir à cette non-langue de pure communication qu’est le
Global
English, dont les principales oeuvres sont les dossiers de demandes de
subvention, ces « soumissions » que classeront des « experts à haut
niveau ». Nous refusons que nos langues, celles que nous parlons, le
français, l’anglais lui-même (celui de Shakespeare, d’Emily Dickinson
ou de Churchill), deviennent de simples dialectes, à parler chez soi – et
encore, puisqu’il semble qu’on doive le parler de moins en moins dans
nos grandes écoles !
Mais nous nous opposons tout aussi fermement à la hiérarchie des
langues et à leur prétention auto-proclamée à un génie supérieur. [...]
La singularité d’une langue, la force de son génie, la richesse de ses
oeuvres ne conduisent pas à la fermeture sur soi de cette langue ni du
peuple qui la parle. Ce serait là faire le lit du pire des nationalismes. Il
faut soutenir avec Umberto Eco que : «
La langue de l’Europe – et peutêtre
la langue du monde –,
c’est la traduction. »
Voilà pourquoi je préfère aujourd’hui le pluriel : « Plus d’une langue ».
C’est une devise de philosophe, « économique comme un mot d’ordre », que j’emprunte à Jacques Derrida. Il l’a utilisée pour définir la
« déconstruction », qui lui servait à défaire les évidences, dont celles de
l’histoire de la philosophie. C’est elle qui figure sur mon épée. Que veut
dire cette devise appliquée à notre langue, la langue française ?
À l’horizon, se profile le château de Villers-Cotterêts, future cité de la
langue française, implantée dans l’un des territoires où le taux
d’illettrisme est le plus élevé. « Plus d’une langue », c’est faire entendre
qu’à l’intérieur de lui-même le français est multiple, divers. Il provient
d’autres langues, compose des éléments venus d’ailleurs. Il évolue avec
l’histoire, se réinvente avec la géographie. Ce « plus d’une langue »
conduit de l’étymologie et de la grammaire aux emprunts et aux
assimilations ; il mène aussi des terroirs et des régions à quelque chose
comme une langue-monde. On ne dira jamais assez l’importance, pour
la France et pour le français, des langues parlées en France, toutes ; ni
l’importance de la francophonie, des étudiants qui viennent étudier en
France et en français. À cause de la hausse différentielle des droits
d’inscription, j’en connais déjà quelques-uns cette année qui vont bon
gré mal gré parler anglais en Chine. Mais, heureusement, le Conseil
constitutionnel vient d’en décider autrement. Nous sommes, je crois, à
un tournant : nous vivons un moment où les jeunes Chinois quant à
eux, les Indiens sans doute aussi, désirent une alternative, une troisième
voie entre la globalisation anglo-saxonne et leur propre civilisationlangue
immémoriale. Un troisième point d’appui, un troisième pied ?
Eh bien le français, la francophonie, précisément...
[...] La langue française n’est pas hors du temps, comme une essence
fixe ou figée, elle a tout le temps. À nous, cohorte non close, de la servir
au mieux.
Barbara Cassin
de l’Académie française