epuis quelques années, la francophonie est devenue un thèmes d'actualité. Cela tient évidemment à une constatation malheureusement indubitable, la réduction de la place du français dans le monde. Les causes en sont connues, d'abord le dernier conflit mondial et ses conséquences, notamment la prédominance acquise par les Etats-Unis, et, à travers eux, par leur langue, dans le domaine des sciences et surtout de la technologie. Ensuite l'apparition, sur la scène internationale, de nouvelles nations, soucieuses les unes et les autres de cultiver leur propre langue. Le cas des pays du Maghreb est typique à cet égard. Enfin, cela tient à un phénomène social, la disparition progressive des anciennes élites, attachées à un type de culture universelle dont le français était l'expression, ainsi qu'à certaines traditions d'enseignement ou de pensée qu'il véhiculait, un humanisme nourri de classicisme, une certaine clarté de la phrase et du vocabulaire, une structure logique du raisonnement.
On comprend que les élites de ce pays s'en émeuvent, et que les milieux gouvernementaux eux-même aient fini par s'en préoccuper, avec, il est vrai, un retard notable. Mais ce retard s'explique quelque peu. Il est le reflet de la croyance, en dépit des vicissitudes du temps présent, à la persistance d'une situation privilégiée, héritage de plusieurs siècles, et dont on a peine à imaginer la disparition. Plus encore, il reflète une certaine méconnaissance, de la part des pouvoirs publics et, beaucoup plus encore, de l'opinion, des enjeux du problème linguistique.
La langue, bien qu'on l'utilise tous les jours ou à cause de cela précisément, paraît un phénomène si naturel qu'on n'éprouve même pas le besoin de la défendre. Autrement dit, elle apparaît marginale, et cela malgré la multiplication des contact internationaux et le fréquence des voyages à l'étranger, qui devraient pourtant ouvrir les yeux à un nombre croissant de nos contemporains. Il faut ajouter que la baisse de niveau de l'enseignement, élémentaire ou secondaire, notamment en ce qui concerne le savoir-lire et le savoir-écrire, n'a, depuis de très longues années, pas peu contribué à sécréter dans la jeune génération l'indifférence à l'égard de la langue - les examens permettent chaque année de le constater. Et ce phénomène a été encore accru par la substitution progressive des images à l'écriture, fruit vénéneux de notre époque vouée à l'audiovisuel.
ien entendu, le premier de ces enjeux est culturel. Pourquoi ? Parce que la culture est intimement liée à la langue. Comme l'écrit Philippe Lalanne Berdouticq : « Plutôt capacité d'acquérir que somme acquise, la culture, humus de l'esprit, apparaît comme une pensée héritée où s'enracine la pensée à venir. Elle contribue à révéler l'homme à lui-même, et son canal privilégié, creuset de la sagesse d'hier et du feu créateur de demain, sera la langue, joliment évoquée par Heidegger lorsqu'il écrit que "la parole est le palais de l'être". » Ajoutons que la langue n'est pas seulement le véhicule de la pensée ; elle plonge ses racines dans l'histoire des peuples, voire dans leur inconscient. Elle exprime des traditions collectives, des modes de vie, des façons de concevoir le monde et les rapports sociaux. Elle traduit enfin, à travers le droit et les règles institutionnelles ou personnelles qui en découlent, les modalités selon lesquelles ces rapports se sont organisés dans le cadre d'une structure sociale. Certes, la culture ne se réduit pas à la langue. Elle embrasse un domaine notablement plus vaste, puisqu'il inclut l'art, l'architecture, la musique… voire bien d'autres manifestations de la vie sociale ou individuelle. La langue n'en reste pas moins le fil directeur permanent, et, en quelque sorte, l'axe de référence. On parle à bon droit de la musique de la langue, qui à son tour, soutient souvent la musique ; elle soutient aussi la chanson, en train de disparaître d'ailleurs, hélas ! de notre patrimoine sous les coups de boutoir des rythmes gesticulatoires venus d'outre-Atlantique. L'architecture elle-même n'est-elle pas un langage, ainsi que la peinture et la sculpture, que Malraux désignait comme .« les voix du silence » ?  Non, la langue n'est pas neutre ; non, elle n'est pas un mode de communication passe-partout, donc impunément remplaçable par un autre. C'est dire que toute atteinte qui lui est portée n'est pas seulement justiciable d'une critique esthétique ou d'une appréciation grammaticale. Elle affecte le patrimoine culturel et l'héritage spirituel de la nation, autrement dit son identité profonde.
ontrairement à certaines apparences, elles ne constitue pas moins un enjeu scientifique, car la pensée scientifique, sous toutes ses formes et dans toues ses branches, est fille de l'esprit créateur de l'homme, au même titre que la culture. Il est vrai que le XIXe siècle, de même que certains zélateurs de la science, ont tendu à les séparer, comme si l'une et l'autre, pour être différenciées, n'étaient pas intimement liées. Schismes grave, dont on commence heureusement à mesurer les dangers, tant il est vrai qu'une science succombant à la tentation positiviste ou à l'excès d'abstraction mathématique connaîtrait vite ses limites et que, pour paraphraser Rabelais, science sans culture n'est pas seulement ruine de l'âme, mais, en même temps, oubli d'une dimension fondamentale du réel.
Certes, on doit admettre que le vocabulaire de la science est, de par sa nature et ses symboles, plus impersonnel et donc relativement interchangeable. Il est vrai aussi qu'à la différence d'autres disciplines il fait une large place à la notion de code, et aux signes. Cela n'empêche qu'il exprime, comme tout langage, un héritage intellectuel, dont l'abandon progressif ne pourrait à la longue que provoquer un phénomène d'aliénation, ou, en tout cas, d'appauvrissement particulièrement grave pour la pensée. On souligne à bon droit l'importance, pour notre destin national, de la sauvegarde du potentiel de recherche de la nation. Mais est-il sage de sous-estimer, en même temps, le handicap que risque de subir cet effort, si la communication qui en est faite utilise une langue étrangère ? Traiter de questions scientifiques dans une langue étrangère conduit à adopter les attitudes de pensée et les démarches intellectuelles de la civilisation dont elle est l'expression. La science n'échappe pas à ce transfert d'influence, qui au surplus, s'accompagne souvent, de nos jours, d'un transfert de technologie, sinon immédiat du moins indirect et à terme. (On ne saurait douter, à cet égard, des bénéfices qu'ont tirés et que tirent les centres de recherche américains, et tous les organismes ou entreprises qui leur sont liés, de l'emploi devenu prépondérant de leur langue.) C'est pourquoi l'importance de cet enjeu est si grande. Elle l'est d'autant plus qu'il ne concerne pas seulement les sciences de la nature, mais aussi les sciences juridiques , économiques et politiques, sans oublier les sciences humaines, où notre pays a longtemps occupé une place éminente.
ux deux précédents enjeux s'en ajoute aujourd'hui un troisième, celui du rôle de la langue dans la vie économique et, plus spécialement, dans le commerce, auxquels s'adjoint l'immense secteur de la gestion et des professions de service.
Certes, on comprend que ce rôle soit souvent minimisé, y compris par ceux qui y trouvent leur activité principale. Quand la préoccupation première est de produire ou de vendre, et de le faire vite, on est naturellement tenté de se contenter du mode de communication qui apparaît le plus facile, en l'espèce l'anglo-américain. D'autant que ce dernier se trouve bénéficier, précisément dans ce domaine, d'une primauté, voire d'une sorte d'exclusivité d'ores et déjà acquise, qui en accentue l'attrait. Enfin, l'exigence culturelle peut difficilement ici faire contrepoids, alors que le seul but est la compréhension immédiate et la réussite concrète.
Osons pourtant montrer les périls de cette « complaisance ». Car s'il est vrai que le commerce dépend de bien d'autres facteurs que la langue, c'est un fait non moins patent que la marchandise suit souvent la langue. Ainsi, la domination de l'anglo-américain constitue-t-elle dans l'immédiat un atout puissant, quoique indirect, de valorisation des productions en provenance de l'hémisphère occidental, et donc un facteur non négligeable de concurrence sur le marché international, indépendamment de la qualité des produits en cause. Nous constatons nous-mêmes ce phénomène dans l'espace francophone, et c'est pour cette raison, parmi d'autres, que nous tenons à son maintien, voire à son élargissement géographique. Inversement, le déclin du français dans les pays étrangers tend à priver nos entreprises, en dépit de leurs efforts et de leur compétitivité, d'un attrait et de débouchés qui leur seraient spontanément acquis. On le constatait autrefois au Proche-orient, en Amérique latine, voire dans d'autres parties du monde. Et ce handicap est encore aggravé par l'usage que nos hommes d'affaires ont tendance à faire, toujours dans un souci d'efficacité à court terme, de la langue anglaise, usage que l'on peut comprendre, mais qui ne peut, à moyen terme, qu'accréditer l'image d'une supériorité technique, et donc jouer contre leurs propres intérêts.
Ajoutons à cette observation une autre, plus générale : le commerce, les services, les professions de gestions sont devenus, dans notre civilisation, une dominante de la vie. Ils tendent, qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, à résumer nos finalités, et ainsi à déterminer les comportements individuels ou collectifs. Dès lors, l'envahissement de ces activités, que l'on constate aisément si l'on considère l'univers de la publicité, des compagnies aériennes, des télécommunications, du sport, de l'automobile, du tourisme, voire de l'armée et de quelques autres secteurs encore, est particulièrement grave pour notre mode de vie lui-même, nos habitudes de pensée quotidiennes, nos raisons d'être, notre identité en tant que civilisation. L'enjeu dépasse donc, à cet égard, l'intérêt commercial ou économique. Il implique une survie morale, à l'encontre d'une stratégie de pénétration insidieuse, rendue encore plus efficace par le relais privilégié que lui offrent les firmes dépendant du réseau des multinationales.
n dernier enjeu, c'est enfin l'enjeu politique. D'abord, la langue fait partie intégrante du patrimoine national, au même titre que le territoire, le potentiel économique, le potentiel humain, les paysages, les mouvements historiques ; la défendre, c'est donc défendre l'indépendance nationale. Vérité plus éclatante encore pour la France. Oublierait-on qu'une grande partie du rayonnement français à l'étranger a été depuis des siècles, voire depuis le Moyen Åge, dû à sa langue, véhicule de sa pensée ? Certaines nations se sont affirmées avant tout par la puissance des armes, qui, à plusieurs époques, a d'ailleurs été, pour la France elle-même, un important vecteur d'influence ; d'autres par le commerce ou l'expansion économique, d'autres encore par la religion ; mais peu ont autant puisé l'essentiel de leur prestige dans la vie intellectuelle et, pour bien peu, celle-ci a constitué un atout comparable. Ce n'est tout de même pas la seule force des armes, compensée d'ailleurs par quelques sévères défaites, qui a fait la gloire du siècle de Louis XIV, et encore moins le rayonnement du XVIIIe siècle français dont on sait ce qu'en pensaient, en dépit de nos déboires militaires, Frédéric II, la Grande Catherine, et toutes les élites de l'Europe.
Pourquoi imagine-t-on que le français soit devenu langue diplomatique ? N'est-ce pas, avant tout, pour ses qualités propres, et peut-on oublier l'atout que constituait cette place exceptionnelle pour le rôle international de la France, jusqu'au moment où une autre langue, qui n'avait d'ailleurs pas dans ce domaine les mêmes mérites, a commencé à lui faire concurrence ?
Aujourd'hui encore, comment ne pas voir l'importance qui s'attache, pour ce même rôle, à l'existence, dans presque toutes les parties du monde, de nations ou de collectivités humaines qui entendent soit conserver l'usage de notre langue, soit l'utiliser comme langue de référence privilégiée. Qu'il s'agisse des pays d'Afrique, du Maghreb, d'une partie du Proche-Orient, du Canada, de l'Île Maurice, des Comores, d'Haïti, auxquels il faut ajouter naturellement les Antilles, la Réunion et les territoires du pacifique, ainsi que les nombreuses collectivités incluses dans d'autres nations qui souhaitent en garder jalousement l'usage : la Wallonie, plusieurs cantons suisses, la Louisiane, le val d'Aoste et, naturellement, le Québec ; la francophonie dépasse de loin les frontières de l'Hexagone. Qu'en attendent les membres de la « famille francophone » ? Un enrichissement, qui n'exclut pas la culture de leur langue nationale, un accès à l'universalité, y compris sur le plan scientifique, dans une certaine mesure aussi, une symbiose culturelle, sur une base de réciprocité qui témoigne du rayonnement persistant de notre pensée et la signification qu'on lui attribue sur le plan des valeurs humaines, enfin un moyen d'échapper, en s'appuyant sur une civilisation à laquelle son grand passé garantit l'indépendance, à une polarisation exclusive sur l'une ou l'autre des superpuissances qui tendent à se partager le monde. Ce sont de tels soucis qui ont inspiré le président Léopold Sédar Senghor, quand il a proposé de constituer sur ces bases une communauté francophone organique, c'est-à-dire soutenue par des institutions, sorte de Commonwealth où le mot culture remplacerait le mot wealth. Ce grand projet a pris bien du retard. S'il se concrétise enfin - ce qu'on peut espérer maintenant, après le récent sommet -, on ne pourra que s'en féliciter. La pensée française, mais aussi la science française, l'art, la musique, la poésie, la chanson, mais aussi la technologie et l'énorme ensemble des activités qui relèvent du secteur tertiaire ne pourront qu'en être stimulées au profit de notre influence, mais également de celle des pays ou autres collectivités qui ont choisi notre langue, ou désirent s'y référer pour une « communication » privilégiée, voire pour la promotion de leur potentiel économique ou scientifique.
ans la première partie de ce texte (voir ci-dessus), nous nous sommes efforcés de faire ressortir un certain nombre d'enjeux qu'implique, selon nous, la défense de la langue française. Il nous reste à répondre à certaines objections qu'elle peut soulever, puis à évoquer sur quels plans devrait se développer, par priorité, une action concrète en vue de cette défense.
La première objection a trait à l'opportunité même d'une telle bataille. S'il fallait en croire certains, elle s'inspirerait d'un nationalisme dépassé, voire d'un chauvinisme de mauvais aloi ; le goût de la facilité, une certaine résignation se conjuguent ici avec le thème de la mondialisation et de la modernité ; l'espéranto correspondait jadis à cette tentation, l'anglais a désormais pris sa place, avec la complaisance d'une partie de nos élites.
À cette objection, il faut répondre clairement. Certes, le phénomène « national » n'est sans doute pas éternel. Il évolue en tout cas avec le temps. Faudrait-il, cependant, le rejeter déjà de notre univers ? Comment nier qu'en dépit du nivellement provoqué par les techniques il ne cesse de resurgir, parallèlement au resserrement des dépendances, comme si les peuples, à mesure qu'ils subissent un processus d'uniformisation, n'avaient rien de plus à cœur que de rechercher et de retrouver leurs racines ? Jaurès avait raison de dire que, si un peu d'internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène. On ne saurait trop méditer cette vérité, car la notion d'un patrimoine universel n'exclut nullement celle d'un patrimoine particulier. Elle la suppose, au contraire, en étant la somme et non la négation ? Pour apporter aux autres, il faut d'abord, comme disait le général de Gaulle, exister, c'est-à-dire être soi-même. Or, être soi, c'est avant tout sauver sa langue, puisque celle-ci est par excellence la révélation et le support privilégié de notre identité.
Devoir d'autant plus impératif qu'il est grand temps pour les Français de se rendre compte que l'affaiblissement de la position internationale de leur langue ne procède pas seulement de fatalités historiques ou de facteurs économiques, mais qu'il est aussi la conséquence d'une guerre tout à fait consciente menée officiellement ou insidieusement contre le français, que ce soit dans les médias, dans la presse, dans l'édition ou dans les institutions internationales, ce qui fait apparaître un peu suspect et dérisoire les accusations de chauvinisme ou d'anachronisme portées contre ceux qui le défendent.
L'autre objection s'applique spécialement au vocabulaire. Pourquoi combattre les termes étrangers ? Notre langue, issue directement du latin, ne s'est-elle pas enrichie, au cours de son histoire, de nombreux emprunts étrangers, les sources germaniques d'abord, puis l'arabe, l'italien à la Renaissance, l'espagnol dans certains cas, enfin le grec pour de nombreux vocables scientifiques. Quel mal y aurait-il à persévérer dans cette voie au profit, cette fois de l'anglais qui, d'ailleurs, a puisé largement, à partir de la conquête normande, dans le vocabulaire français ?
La réponse est simple. Bien sûr que l'osmose est inévitable, même enrichissante. Bien sûr que la langue, tout comme l'économie, la science ou la pensée, ne peut subsister vraiment, et encore moins rayonner, en vase clos. Pourtant, ne peut-on distinguer ce qui est influence, fruit d'une assimilation réalisée dans une période de temps suffisante, de ce qui risque d'être une invasion, pis une colonisation ? Assimiler tel ou tel terme étranger est, en effet, normal, souhaitable même, mais cela n'a rien à voir avec le processus qui, sous couvert d'emprunts, se réduit dans certains cas à une substitution, sans aucun motif, dictée par le caprice d'un commentateur ou le snobisme d'un publicitaire (que l'on songe à l'usage qui est fait aujourd'hui, à tout propos, du mot « look », et de bien d'autres tout aussi superflus). Notons, d'ailleurs, qu'en matière d'osmose il en est une qui pourrait au moins être privilégiée : celle que peut susciter le rapprochement des diverses familles francophones. Il est dans le français du Québec, celui de la Wallonie, celui de divers peuples africains, etc., de multiples vocables oubliés de nous, ou récemment créés, qui pourraient aisément nous enrichir.
N'hésitons pas à puiser dans ce fonds qui appartient à notre héritage. De toute façon, personne ne songe à établir une sorte de ligne Maginot autour de la langue, alors qu'il s'agit seulement d'interdire l'excès des emprunts, et surtout ce qu'il faut bien appeler le matraquage du public par les organes modernes de communication. Craignons qu'il n'en résulte non un enrichissement, mais la vulgarisation, et, plus grave encore, la substitution au français d'une sorte de « sabir » où se perdrait l'essentiel de notre pensée et de notre culture.
eureusement, la cause du français n'incite pas encore, nonobstant les côtés négatifs de la situation présente, à des pronostics par trop pessimistes. Mais il faut pourtant agir. Une telle action doit se situer à la fois sur le plan intérieur et extérieur.
En ce qui concerne le premier, il importe d'abord de provoquer la sensibilisation de l'opinion, car c'est d'elle, en fin de compte, que dépend le sort du langage. Comme l'écrivait récemment le professeur Julien Guelfi (Le figaro, 11 septembre 1985
) : « En ces matières, c'est la foule innombrable qui décide, même quand elle semble ne rien dire. » Cette sensibilisation, reconnaissons-le, est encore très insuffisante, d'autant qu'elle est contrariée, nous l'avons dit, par de multiples influences qui s'exercent sur le public par toutes sortes de canaux et à travers les séductions de la société de consommation. Mais l'inconscient des peuples est souvent plus déterminant que sa conscience. Les nombreuses associations qui se préoccupent de la langue traduisent d'ailleurs un éveil. Elles peuvent et doivent être de plus en plus un moteur de mobilisation.La seconde condition d'une action efficace, c'est le rayonnement et la qualité de la pensée française. Il est évident que, si celle-ci, tant sur le plan littéraire que scientifique ou technologique, cessait de représenter une création vivante et authentique, et si elle perdait son renom, la langue française déclinerait avec elle.
Paul Germain, secrétaire permanent de l'Académie des sciences, n'a pas tort de souligner l'importance de cette exigence, qu'illustrent d'ailleurs les succès de l'École française de mathématiques avec Bourbaki, laquelle n'a eu aucune peine à publier en français. Nos chercheurs, nos savants, nos hommes de culture, nos écrivains, nos artistes ont ici une responsabilité devant le monde et devant l'Histoire. Le sort de la langue est largement entre leurs mains, ainsi que dans celles des éditeurs appelés à publier leurs écrits - mais cela est encore une autre histoire…
Enfin, n'oublions pas le rôle de la puissance publique. La monarchie le savait bien quand elle créa l'Académie française, suivie, depuis lors, de bien d'autres institutions du même type. La tâche du pouvoir est encore plus impérative à une époque où la diffusion des idées et du langage a pris un caractère explosif et fait sauter toutes les frontières, en même temps que les mœurs et les coutumes. Il lui appartient, notamment, de corriger par la législation les abus de la liberté ; la loi Bas-Lauriol (1975) avait, à cet égard, montré la voie. Malheureusement, elle s'est révélée notoirement insuffisante et, au surplus, elle est presque exclusivement orientée vers la protection des consommateurs, ce qui est utile, mais n'embrasse pas le problème dans son ensemble. Nous avons, dans ce domaine, un bel exemple de détermination et de réussite, c'est la loi 101 du Québec, qui a restauré la place du français dans cette province francophone, il y a cinquante ans en voie d'anglicisation rapide. Le monde étant ce qu'il est, on ne saurait y échapper. Des engagements avaient été d'ailleurs pris dans ce sens par le gouvernement de Pierre Mauroy. Ils semblent avoir été oubliés par le suivant, on ne sait sous l'empire de quelles pressions, et on ne peut que le déplorer, particulièrement à un moment où l'on déclare attacher une grande importance à la défense de langue. L'indépendance de la nation, la liberté de ses citoyens, la confiance des autres nations francophones, le rôle de la France dans le monde passent aussi - et même avant tout - par la défense de la langue à l'intérieur de l'Hexagone.
Un autre domaine où le rôle du gouvernement peut et doit s'exercer en priorité, c'est l'enseignement de la langue à l'école. Le fait qu'il ait été négligé au cours des dernières décennies est un triste signe des aberrations de notre époque. Il est heureusement remis à l'ordre du jour, mais il ne suffit pas de lui donner toute sa place à l'école élémentaire. Il doit être poursuivi activement tout au long de l'enseignement secondaire si l'on ne veut pas créer une armée de purs techniciens, insuffisamment capables d'exprimer leur pensée et, au surplus, privés du minimum de culture humaniste.
Enfin, songeons à renouveler le langage technologique. La rapidité des mutations dans ce domaine fait que, dans de multiples cas, la création de mots ne suit pas le développement industriel. Du coup, on se précipite sur ceux que nous offre la langue de l'économie dominante, à quelques exceptions près, « logiciel », par exemple. La puissance publique, aidée au besoin par les spécialistes de l'industrie privée, a ici également un large champ à labourer, sous forme de lexiques adéquats, et aussi de banques de données, aptes à fournir à la demande les informations souhaitées. Cet effort est, à bon droit, jugé prioritaire par le Commissariat à la langue française, dont les efforts pour donner toute son ampleur au combat pour la langue sont un signal bienvenu. On ne peut que s'en féliciter et encourager à y persévérer, tout en assurant la plus large diffusion de ses recommandations dans les milieux scientifiques et économiques.
Naturellement, il serait excessif d'imputer à l'État - disons à tous les États qu'intéresse la francophonie - l'ensemble des tâches qu'elle suppose et des besoins auxquels elle doit répondre. Son succès dépend aussi du concours des corps constitués, notamment les grandes académies qui composent l'Institut, et en premier lieu l'Académie française, dont c'est la mission propre ; du militantisme des entreprises privées, dont on espère qu'elles se rendront compte peu à peu qu'en servant la langue elles n'accomplissent pas seulement un devoir national, amis servent leurs intérêts bien compris ; de grandes institutions comme l'Alliance française qui, à l'étranger, joue depuis longtemps déjà un rôle important dans l'enseignement de la langue et dans la promotion de la culture française ; enfin, et surtout peut-être, des médias, car c'est par ces derniers que s'effectue aujourd'hui principalement auprès du plus grand nombre la transmission de la langue et de la culture, hélas ! parfois aussi de l'inculture. Il serait urgent qu'ils comprennent la responsabilité qu'ils assument, dans ce domaine comme dans tant d'autres, et inversement le rôle qu'ils pourraient jouer pour empêcher, à travers la dégradation du langage, celle de toute une culture, et la transformation de la France en « colonie culturelle ».
uant au domaine extérieur, il doit être abordé sur divers plans. Bien entendu, le rassemblement des nations qui ont en commun l'usage total ou partiel de langue française est la première priorité. Nous avons dit précédemment l'enjeu à la fois culturel et politique qui s'y attachait, et l'on doit se féliciter, à cet égard, des jalons qu'a posé, le 19 février dernier, le premier sommet de ces pays. Mais il faut maintenant que cette réunion spectaculaire et historique donne lieu à des suites concrètes. Une certain nombre d'actions ont été envisagées dans des domaines aussi importants que l'informatique, la communication, la création de banques de données, les industries de la langue, la collaboration en matière de création télévisuelle, d'éducation, de formation, etc. Souhaitons que cette volonté persiste et qu'en même temps la mise à disposition de moyens financiers suffisants permette de passer du stade des discours ou des vœux à celui des résultats concrets.
Un autre élément qui conditionnera de plus en plus la sauvegarde et la défense de notre langue à l'étranger, c'est l'intensification de nos échanges économiques accompagnées d'une meilleure connaissance de notre potentiel. Nous avons dit précédemment que le produit suivait la langue, mais il est aussi vrai que la langue suit la marchandise, à la condition, naturellement, qu'on ne l'oublie pas en route…
Les remarquables progrès que nous avons faits dans des domaines industriels de pointe, dans la qualité de nos exportations, dans la capacité aussi de nos services commerciaux, publics ou privés, constituent, d'ores et déjà, autant d'atouts pour la propagation de notre langue, si les entreprises elles-mêmes veulent bien servir ce dessein.
Il est une zone où le français est en grave difficulté, c'est paradoxalement, l'Europe et, tout spécialement, l'Europe occidentale. Elle exige un effort global, en prenant d'abord pour point d'appui les organisations communautaires et, ultérieurement, la Fondation européenne de la culture. Dès à présent, la diversification de notre enseignement linguistique s'impose comme une priorité. Chacun sait que l'anglais détient la part du lion, pour des motifs utilitaires bien connus. Mais ces bonnes raisons ne justifient pas un tel privilège. Il n'est pas raisonnable de négliger à ce point l'allemand, langue de notre principal partenaire commercial, ni l'espagnol, langue internationale par excellence, ni non plus le portugais, qui en est une également, l'italien, si apparenté au français, et pourquoi pas aussi le russe, l'arabe. Indépendamment de l'intérêt que nous y trouverons, la place du français sera d'autant mieux reconnue dans les pays voisins, et accrue, que nous aurons nous-mêmes donné l'exemple de notre volonté d'apprendre au moins en seconde langue et, si possible, en première, celle de nos partenaires européens. La défense du français passe par le plurilinguisme, assorti naturellement de réciprocité, qui conditionne d'ailleurs également - on ominants. Ne sous-estimons pas l'intérêt de ce facteur, et sachons opportunément l'intégrer dans le dessein global de notre politique culturelle et linguistique.
C'est Goethe qui a écrit que « l'âme d'un peuple vit dans sa langue ». Cela était déjà largement vrai à son époque, cela l'est devenu encore davantage au XIXe siècle, où la plupart des grands mouvements d'émancipation nationale ont commencé par un sursaut linguistique. Mais nous vivons encore une autre évolution. Avec les progrès foudroyants de l'informatique, des semi-conducteurs, des « puces », la parole sera demain le produit des machines. Déjà, les industries de la culture et de la langue tendent à déterminer les modalités de celle-ci. C'est dire que l'heure n'est plus aux discours, si élevés soient-ils. L'heure est à la sauvegarde, par des actes concrets, d'un patrimoine, auquel d'ailleurs, les autres nations de la vieille Europe devraient être aussi intéressées que nous, en même temps qu'à celle des valeurs spirituelles et culturelles qui conditionnent leur identité et, à terme, l'existence même de l'Europe en tant que foyer autonome de civilisation et de création.
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