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Les États ne peuvent imposer les langues minoritaires, comme le corse.
Ils doivent plutôt songer à défendre leurs idiomes nationaux face à l'anglais surpuissant.
L'avenir linguistique de la planète
Par Louis-Jean Calvet
Une revendication des nationalistes corses (l'enseignement obligatoire du corse) hérisse le poil de bien des Français et l'on comprend que l'idée d'instituer dans une partie de la France un régime spécial soit inacceptable : comment, par exemple, concevoir que des enfants de fonctionnaires arrivant, par le hasard d'une nomination de leur père ou de leur mère, à Bastia ou Ajaccio, se voient imposer un système scolaire différent de celui qu'ils ont suivi jusque-là et qu'ils suivront, ailleurs, plus tard ? Mais la Corse n'est qu'un confetti dans le monde, et ce problème doit être situé dans un ensemble plus vaste, celui de l'avenir linguistique de la planète. Combien de langues sont aujourd'hui parlées dans le monde ? Je m'en tiendrai ici à une évaluation du Summer Intitute of linguistics : 6 700 langues différentes. Plus de la moitié de ces langues vont disparaître au cours du siècle à venir. Nous savons que deux d'entre elles, l'anglais et le chinois, sont parlées par près d'un milliard d'individus, que d'autres (le hindi, le malais, l'espagnol, le portugais, etc.) le sont par plusieurs centaines de millions d'individus, que d'autres encore, comme le français, le sont par plus de cent millions d'individus, et que certaines, les plus nombreuses, le sont par une poignée de personnes. Ces langues constituent une structure mondiale que j'appelle « gravitationnelles ». Elles sont en effet reliées entre elles par les bilingues, et les bilinguismes sont orientés par l'histoire et les rapports de force. Un bilingue arabe/kabyle en Algérie a toujours le kabyle pour première langue, comme un bilingue corse/français a le corse pour première langue. Nous avons donc un système planétaire, dont le pivot est une langue hypercentrale, aujourd'hui l'anglais, autour de laquelle gravitent une dizaine de langues supercentrales, pivots à leur tour de la gravitation de cent ou deux cents langues centrales autour desquelles gravitent enfin cinq ou six mille langues périphériques. C'est là le versant linguistique de la mondialisation.
Face à cette situation, que doivent faire les politiques linguistiques ? Le seul principe acceptable est que les langues sont là pour servir les êtres humains, et non pas l'inverse. De quelles langues les humains ont-ils besoins ? Nous avons tous besoin de trois types de langues. Notre langue identitaire, celle que nous parlons dans notre environnement immédiat, en famille ou avec les amis. La langue de l'État, celle qui nous permet d'accéder à la vie politique et sociale. Et enfin une langue de communication internationale. Ces trois fonctions peuvent s'incarner dans trois langues différentes, dans deux ou dans une seule. Un Corse corsophone a besoin du corse, du français et de l'anglais. Mais un Écossais peut vivre avec sa forme d'anglais, communiquer avec l'État, à condition d'adapter sa phonétique. Face à ces besoins linguitisques, quel est le devoir de l'État ? Il est d'abord d'assurer à tous les enfants la maîtrise du français. L'exclusion sociale passe par un énorme laxisme dont le résultat est que des milliers de jeunes, issus ou non de l'immigration, ne possèdent pas cette clef sociale que constitue une bonne connaissance de la langue commune sans laquelle aucune insertion n'est possible. Les handicapés linguistiques ne sont pas tous d'origine non francophone. Ceux qui le sont ont droit à leur langue d'origine, facteur d'équilibre psychologique, en particulier dans leurs rapports avec leurs parents, mais ils ont un droit tout aussi imprescriptible à la langue de la France.
Le fait que le
XXIe siècle verra la disparition de centaines ou de milliers de langues n'implique pas nécessairement que cette tripartition fonctionnelle disparaisse, mais plutôt qu'elle soit redistribuée, comme on redistribue des cartes. En France, par exemple, le provençal a pratiquement disparu, mais sa fonction identitaire demeure… En fait le maillon faible dans la mondialisation linguistique n'est pas constitué par les « petites » langues. Face à l'anglais dominant, ce sont plutôt les langues de niveau immédiatement inférieur, que j'ai appelées « supercentrales » comme le français, l'espagnol, le hindi, l'arabe, qui pourraient être « menacées », sinon dans leur existence, du moins dans leur statut. La mondialisation s'accommode des « petites » cultures, des « petites » langues, mais elle supporte beaucoup moins l'exception culturelle ou les langues intermédiaires.
Et ceci nous ramène aux revendications linguistiques de certains nationalistes corses. L'Europe est aujourd'hui traversée par une tendance fédéraliste dont le projet est d'écraser les États entre la Communauté et les régions, comme dans un casse-noisettes. Cette tendance, à coloration d'extrême droite, est manifeste en Belgique, chez certains Flamands, en Italie, avec la Ligue du Nord, et elle se profile en Corse. La gestion linguistique de l'Europe pose problème. Toutes les langues officielles des pays membres y sont langues officielles et leur nombre ne peut que croître. Face à ce blocage, le projet des fédéralistes est clair : une seule langue officielle pour la communauté européenne (l'anglais) qui sauverait ainsi les langues régionales. Nous verrions ainsi les langues supercentrales ramenées au même niveau que les langues régionales face à l'anglais. C'est d'ailleurs ce qui se passe en Espagne où l'espagnol, rebaptisé castillan, a tendance a être ramené au même niveau que le catalan ou le basque et n'est « sauvé » au plan international que par les hispanophones en Amérique latine.
Les régions, les ethnies, qui jusqu'ici, ne pouvaient prétendre à l'indépendance car elles n'en avaient pas les moyens, se trouvent aujourd'hui dans une situation différente ; une poussière d'États faibles ne dérange en rien le marché mondial, elle l'arrange plutôt (circulation des capitaux, paradis fiscaux, etc.). La mondialisation favorise les micro-nationalismes, le "tribalisme" et le nationalisme linguistique. La Croatie, la République tchèque, Saint-Domingue ou les Seychelles ont à l'ONU une voix, comme l'Allemagne, la France, le Japon ou les États-Unis. Tous les pays sont théoriquement égaux, mais toutes les langues ne le sont pas à l'ONU, à l'OUA, à l'Unesco, il y a un nombre limité de langues de travail. Toutes les langues sont égales mais il y a des langues plus égales que les autres… Et la place de l'anglais se voit renforcée par les conséquences linguistiques de l'apparition de nouveaux États. Cette multiplication des langues favorise la puissance des grandes langues et en particulier de l'anglais.
Face aux effets pervers des retombées de la mondialisation linguistique, il conviendrait de proposer de nouveaux modèles de gestion. Les politiques linguistiques devraient partir des fonctions sociales des langues afin de ménager un accès à celles dont les citoyens ont besoin. On parle beaucoup de « reconnaissance » de certaines langues, sans donner à ce terme un sens très précis. « Reconnaître » une langue, ce pourrait signifier prendre acte de la place qu'elle occupe dans les pratiques et les représentations des citoyens. Et l'État pourrait décider de la politique qu'il peut développer à son propos. Pour revenir à la Corse, les adultes y ont bien entendu le droit de parler le corse, et leurs enfants y ont le droit de l'apprendre. Mais cela relève de la sphère privée et ne concerne pas l'État. Relèvent en revanche de la sphère publique, l'enseignement du français et l'enseignement en français. C'est-à-dire que l'État a pour devoir « d'équiper » linguistiquement les enfants de la France, et qu'il doit par ailleurs ménager à qui le veut la possibilité d'apprendre sa langue identitaire (le corse, le kabyle, l'alsacien, l'arabe, l'arabe marocain, etc. il y en a encore une centaine sur le territoire). Mais il n'a pas nécessairement à intervenir directement dans ce domaine, et il pourrait laisser les régions ou des associations, gérer (et financer) l'enseignement facultatif des langues locales et des langues de migrants. C'est cela la décentralisation, et c'est cela la démocratie. Cet enseignement pourrait se dérouler dans les locaux de l'Éducation nationale. Mais qu'il soit obligatoire et débouche sur des systèmes scolaires différenciés selon les régions, cela serait intolérable. Une langue identitaire ne s'impose pas. Selon des chiffres de l'Ined de 1993, 90% des parents corses ne transmettaient pas cette langue à leurs enfants. On peut le regretter, mais on ne peut pas obliger des gens à apprendre une langue dont ils ne voient pas l'utilité sociale ou psychologique.
Louis-Jean Calvet est linguiste et professeur
des universités. Dernier ouvrage paru :
Pour une écologie des langues du monde Plon , 1999.
Libération - vendredi 1er septembre 2000
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