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Le beau-frère et le soda
(Charlie-Hebdo) du 14-08-2000
C'est la Commission européenne de Bruxelles qui l'a énoncé : il n'est nullement obligatoire que « la désignation, l'offre, la présentation, la publicité écrite ou parlée, ainsi que le mode d'emploi d'un article ou d'un produit » soient rédigés dans la langue officiellement utilisée par les habitants du pays où est vendu cet « article ou produit ».
On se sent indigènes colonisés. C'est bien notre tour. Colonisés, non par des régiments, drapeaux au vent et par des canonnières hérissées de bouches à feu, mais d'avides margoulins trop feignants pour prendre la peine de faire traduire le baratin qui va avec leur camelote [...].
C'est doublement vexant pour les Français rétifs aux parlers étrangers et si fiers de la miraculeuse universalité de leur langue que démontra si péremptoirement Rivarol.
En fait, cette liberté d'user de n'importe quelle langue pour définir, vanter et expliciter n'importe quel produit est un leurre. On sait bien que ce ne sera jamais en moldo-valaque ou en swahili méridional que sera rédigée la prose, même à l'origine du machin est réellement l'heureux pays où se parle le moldo-valaque (quelque part en Roumanie, non ?) ou le swahili (celui-là, je peux juste en dire que ça doit être africain... Ça m'apprendra à attraper par la queue le premier exemple qui me passe à portée). Quelles que soient les prétentions de ces estimables langages à l'universalité, c'est modestement en anglais que seront exaltées les vertus du bidule et détaillé son mode d'emploi. En mauvais anglais. (Comme s'il y en avait un bon ! Réflexion chauvine, je sais, mais c'est l'été, saison paresseuse, et ça me fait l'une dans l'autre gagner trois lignes.)
Nous sommes donc, nous Européens, tous censés comprendre l'anglais commercial dans ses finesses et ses raccourcis. Pour nous autres, Gaulois, ce n'est que moindre mal, puisque cette grotesque bâtardise, dite « anglo-saxonne » n'est en vérité, pour au moins cinquante pour cent de son vocabulaire, composée de mots tout à fait français que nous leur avons enfoncés à coups de pied dans la gueule au temps de Guillaume le Rouquin, dit (après) « le Conquérant » dit encore « le Cocu » [...]. Si on ne les comprend pas, ce n'est pas notre oreille qui renâcle, mais bien eux les Rosbifs, qui prononcent mal le français. Avouez qu'il faut en tenir une sacrée couche pour dire « sitouatcheun » pour « situation » et « naouienes », en se tordant la gueule, pour « narines ».
La prétendue langue anglaise n'existe pas, ce n'est que du français dégénéré. C'est trop facile, aussi : ils balancent la grammaire par-dessus bord, plus d'accords, plus de conjugaison, le mot peut être verbe, nom, adjectif, adverbe, suivant besoin... Évidemment que ça séduit les foules feignantes !
Mais bon, je ferais mieux de prendre un exemple afin de vous démontrer la possible maladresse de la chose. Je prends :
Un type bêche le jardin. Il fait chaud. Il a soif. Il descend à la cave. Ce n'est pas sa cave, il est venu donner un coup de main à son beau-frère. Il avise une bouteille bien fraîche avec écrit sur l'étiquette « SODA ». Il sait ce que c'est du soda. Il n'est pas assez vieux pour avoir connu les temps moustachus où ça s'appelait « eau de Seltz ». Il sait qu'on en met dans le whisky, avec des glaçons. Il n'a pas de whisky, ni de glaçons. Le mari de sa sœur est assez chien, mais il a tellement soif, il fera avec, ou plutôt sans. À la ligne, c'est là que ça va chier.
Il, donc, empoigne le litre, le débouche, se le colle au bec, renverse la tête dans le geste auguste du « glouglouteur »... et envoie la verrerie s'éclater contre le mur, et pousse un cri horrible, un seul car après celui-là, il n'a plus de bouche, plus de gosier, plus d'amygdales, plus d'œsophage...continuez comme ça à retrancher en descendant. Naturellement, il court partout, se flanque la tête dans les murs ... Abrégeons car c'est trop long et trop pénible : il meurt, tout à la fin.
Que s'est-il passé ?
Ceci : le mot « soda » qui, pour nous, Français, gens normaux, évoque des idées de bulles, de pétillant, de limonade, signifie, dans la langue qu'on se plaît à attribuer à Shakespeare, « soude », la soude pour déboucher le lavabo, oui ! La soude qui fait pschitt et qui ronge tout à la vitesse de la marée montante au Mont-Saint-Michel. C'est de la chimie, n'essayez pas de comprendre, croyez-moi sur parole.
Après la linguistique et la chimie, le droit. Y a-t-il là, pour la veuve éplorée mais néanmoins avide, pour ses orphelins se battant en faisant les poches du cadavre, matière à attaquer la société productrice de ce liquide sauvage ? Un honnête beau-frère français est-il tenu de connaître l'anglais ou de feuilleter un dictionnaire avant de porter une bouteille à ses lèvres que dessèche la pépie ? Est-ce sa faute, au pauvre bougre, si ce mot perfide change de sens en passant la Manche ou l'Atlantique ?
Vous sentez venir le malheur. Vous êtes dans le vrai. La réponse est : « Coupable ». Sans circonstances atténuantes, Bruxelles est formel (formelle ?). Le fabricant ni l'importateur ne sont responsables. La nouvelle devise du droit européen est : « Nul n'est censé ignoré l'anglais ».
Mais peut-être un texte qu'on ne comprend pas, et dont par conséquent on se méfie, cause-t-il finalement moins de ravages qu'un texte mal traduit ? Depuis l'ouverture de nos marchés aux produits des pays frères, on voit fleurir ces modes d'emploi rédigés par le petit-neveu du concierge de l'usine, qui a « pris » français deuxième langue et n'a pas la trouille de se lancer hardi petit dans une traduction qui figurera triomphalement sur l'emballage et plongera le consommateur dans un embarras plein d'angoisse, si même il ne l'envoie pas à la mort. Si vous avez, une fois dans votre vie, eu l'ambition d'assembler un petit meuble porte-télé livré en kit, vous comprendrez ce que je veux dire.
Tenez, un petit exemple tout frais :
« Cette produite va étré manger aprend cuire la. Mette 5 minuten sur le vapeur. Non ensaler, il été déjà. Mowe slowly avec la douceur. Pat dans la siète avec le beurre de la noix il prefer. Bonne la pétite ! »
À propos de français, j'ai dit plus haut que les descendants des Gaulois ont plus de mal que les autres à parler une langue étrangère, je l'ai constaté maintes fois. On dit que cela tient à ce que le Français n'a pas l'oreille très musicale. À mon avis, cela tient aussi à ceci que le Français ne tient aucun compte de l'accent tonique. Or, il est un fait d'observation curieux : la langue française - peut-être la seule au monde - place l'accent tonique sur la dernière syllabe sonore (effectivement prononcée). Je n'ai constaté cela dans aucune des quelques langues qu'il me fut donné de fréquenter. Et chose plus rare encore, cet accent ne varie jamais. Absolument jamais. Y a-t-il là relation de cause à effet ? S'il existe parmi vous des gens que cela intéresse et qui ont du temps à foutre en l'air, qu'ils me fassent part de leurs réflexions. Moi, ça me passionne.
CAVANA
Charlie HEBDO - 14-08-2002
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