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SEMAINE DU JEUDI 24 AVRIL 2008
À la Une Le Nouvel Observateur Non à l'anglais au bureau !
Les croisés du français dans l'entreprise
Non à l'anglais au bureau !
Ils se battent à coups de procès et de pressions syndicales contre l'invasion de l'anglais. Pour protéger les salariés, mais aussi pour préserver la culture française
Quand, étourdiment, vous lui demandez son « adresse mail », il vous répond, courtoisement mais la voix vibrante d'indignation, qu'il va vous communiquer les coordonnées de son « courriel ». Jean-Loup Cuisiniez est un combattant. Un croisé qui ne supporte plus qu'on serve aux salariés du
reporting, du
benchmarking, des
user guides ou des
hot lines, du
back-office ou des
partner lists. Un syndicaliste effondré par le récit maintes fois entendu de ces cadres français obligés, dans une boîte française, en France, de faire une communication à leurs collègues en anglais. Situation piquante, surtout quand l'accent ne suit pas.
Jean-Loup Cuisiniez a l'ardeur du militant sûr de sa cause. Et de son bon droit. La loi Toubon de 1994 donne aux salariés le droit de travailler en français, bien sûr. Mais depuis l'affaire d'Epinal, il s'appuie plutôt sur les directives européennes sur la sécurité au travail. Des patients gravement irradiés, certains jusqu'à la mort, à cause d'un appareil de radiologie utilisé avec un logiciel en anglais, mal compris par les opérateurs : voilà à quoi, souligne-t-il, peut mener le « tout-anglais » au travail ! Cet agent de maîtrise d'Axa Assistance, militant CFTC, est l'âme du petit « Collectif pour le droit de travailler en français » créé en septembre 2006 par quelques syndicalistes. Ils n'ont pas peur de jouer les David contre les Goliath des multinationales et du tout anglais. Convaincus de représenter des millions de salariés médiocres dans la langue de Shakespeare, bloqués dans leur carrière pour cette raison, victimes de la fracture linguistique mais incapables de protester, tétanisés à l'idée de passer pour des ringards.
Polyglotte, Cuisiniez rappelle avec volubilité qu'il peut s'exprimer couramment en anglais, en allemand, en espagnol et communiquer un peu en russe (il a vécu à Moscou) et en japonais (il a été marié à une Nippone) : pas question, donc, de le prendre pour un franchouillard borné. Il explique que chez lui, à Chartres, où sa femme tient une chambre d'hôte, on parle volontiers anglais et d'autres langues avec les visiteurs étrangers. Certes, le collectif ne regroupe pas grand monde : des syndicalistes d'Axa, d'Alcatel, quelques classiques associations de la francophonie. Mais peu importe : «
Nous sommes une poignée de résistants. »
Des résistants encouragés par les premières victoires judiciaires. Les pionniers, ce furent les militants CGT de la société GEMS (General Electric Medical Systems) des Yvelines, qui, après dix ans de procédures, deux condamnations judiciaires de l'entreprise (notamment à verser 580 000 euros de dommages et intérêts) et un an et demi de négociations, ont finalement passé un accord et obtenu que les documents techniques rédigés à l'étranger soient systématiquement traduits en français. Et puis, il y a eu l'affaire Europe Assistance. Encore un beau succès ! Lorsque le service « comptabilité générale » s'est vu imposer deux logiciels tout en anglais, la CFTC a attaqué en justice. Et a gagné. «
Pour nous, c'était de la discrimination vis-à-vis des salariés pas très à l'aise en anglais », dit Muriel Tardito, syndicaliste CFTC dans cette société obligée, du coup, de faire traduire les logiciels. Dans la petite communauté militante autour de Jean-Loup Cuisiniez, on en est persuadé, ces décisions judiciaires ont contribué à faire reculer Hewlett-Packard : le constructeur informatique devait installer en Inde les lignes internes d'assistance téléphonique destinées aux techniciens maison. Mais ceux-ci n'auraient pu appeler au secours... qu'en anglais ! Dur. Chez Axa Assistance, Cuisiniez a directement négocié avec la direction pour faire traduire un nouveau logiciel. De petites avancées face au bulldozer de l'anglais dans les entreprises. Le collectif ne doute pas de faire des émules.
Mais pas question pour Cuisiniez de réduire sa préoccupation à «
la gêne des salariés devant penser et travailler en anglais ». C'est un combat beaucoup plus large pour le lien social, la culture, pour lequel il a obtenu le soutien du bouillonnant Claude Hagège, professeur au Collège de France. «
Il faut éveiller les consciences, aller à l'essentiel, expliquer le processus d'effacement de la langue par les renoncements successifs de l'Etat », tempête Hagège. Et de citer pêle-mêle des reculs «
déplorables» : les pilotes qui doivent s'adresser en anglais à la tour de contrôle, les capitaines de bateau battant pavillon français qui ne seront pas tenus de parler français, les brevets européens qui ne seront plus obligatoirement traduits en français (voir encadré).
De toute façon, les membres du collectif en sont persuadés, les Français soutiennent leur combat. En secret car il ne fait pas bon avouer au bureau qu'on est nul en anglais. Là-dessus, d'ailleurs, le rapport de Catherine Tasca sur les pratiques linguistiques des entreprises françaises (en 2003) était très explicite : «
La question de l'ascenseur social est clairement posée par l'évolution linguistique », écrivait-elle. Selon une étude de Sophie Bressé du Centre d'Etudes de l'Emploi, effectuée à la demande de la Délégation générale à la Langue française et aux Langues de France, 32% des salariés des entreprises de vingt personnes et plus sont amenés à lire dans le cadre de leur travail des documents rédigés dans une langue étrangère, et, parmi eux, 22% en éprouvent de la gêne. Cuisiniez compte bien là-dessus pour lever un grand vent de révolte contre l'« acculturation » qu'il voit nous menacer tous.
Sauver aussi les autres langues
Sur leur site www.linguo-responsable.org, deux jeunes cadres, Jérôme Gouadain et Emmanuel Bonneau, ont noté 600 grandes entreprises européennes du CAC 40 ou de ses équivalents en fonction de leur «politique linguistique» : «
Notre combat ne se réduit pas à la défense du français face à l'anglais. Nous militons pour la promotion de la diversité linguistique à l'échelle mondiale. Les langues sont des éléments essentiels du développement durable. » Prochaine étape : la création d'un fonds de finances «éthiques» qui retiendra comme critère la politique linguistique des entreprises.
Le crépuscule des traducteurs techniques
Ils n'ont pas la puissance de feu des chauffeurs de taxi, n'alignent pas les divisions comme les coiffeurs, ne portent pas une mémoire collective comme les marins pêcheurs ou les sidérurgistes de Gandrange. C'est donc la panique parmi les quelques centaines de traducteurs de brevets : début mai, leur profession va agoniser dans le silence.
Depuis des années, ils faisaient passer d'une langue à l'autre les brevets techniques déposés à l'Office européen des Brevets. Or un « maudit protocole », comme ils disent, applicable au 1
er mai, destiné à stimuler l'innovation et à inciter les industriels européens à déposer plus facilement des brevets, prévoit que ceux-ci n'auront plus à être déposés dans chacune des langues des 32 pays membres de l'Office mais seulement dans l'une des trois langues officielles de cet organisme, l'anglais, le français et l'allemand. Le chiffre d'affaires des traducteurs va inévitablement s'effondrer. Autant de drames humains chez ces professionnels dispersés dans toute la France, installés en libéral, en portage salarial et, pour certains, en agence.
Dans les Landes, Yolande Erblang, 49 ans, chef de famille monoparentale, avait acheté une maison entre palmiers et oliviers. «
J'ai dû la mettre en vente », se désole cette femme - qui, ironie du sort, est aussi une «irradiée d'Epinal» où des opérateurs ont mal compris le logiciel d'utilisation, en anglais, d'un appareil de radiologie. «
J'ai 58 ans, un CAP de secrétariat. J'ai appris la traduction sur le tas, comment rebondir ?» dit Catherine Carrillo, devenue imbattable pour traduire des brevets sur l'utilisation de marqueurs ADN ou d'une protéine dans des médicaments. «
J'ai traduit quelque 4 000 brevets et, maintenant, je dois déménager », dit Alain Patry, président de l'Association des Professionnels de la Traduction des Brevets d'Invention (Aprobi).
«
Je vais devoir licencier plusieurs personnes », dit Alexandre Gouget, gérant d'une agence de traduction en région parisienne. La plupart avaient de bons revenus, l'équivalent d'un salaire de cadre. Mais ceux qui sont installés en profession libérale n'ont pas droit au chômage. Pourquoi ne pas avoir organisé la reconversion pendant les sept ans de palabres qui ont précédé la signature du protocole de Londres ? «
Nous pensions que la France ne signerait pas », avouent certains. Plus jeune, 37 ans, Romain Bernard n'a pas eu peur de changer de métier. Ingénieur de formation, il avait appris le métier de traducteur technique de son père qui l'exerçait. Aujourd'hui, c'est un pizzaiolo plutôt content, après le rachat d'El Gringo, une pizzeria à La Rochelle.
Bien que l'affaire soit irréversible, les traducteurs insistent : «
C'est la langue française qui est menacée. » Le protocole de Londres a suscité des débats passionnés. Au nom de l'incitation à l'innovation technologique, les pro-protocole - parmi lesquels on trouvait Lionel Jospin, Valérie Pécresse et, bien sûr, le Medef - y voyaient un allègement du coût du dépôt du brevet qui, jusqu'alors, devait être traduit dans chaque langue du pays couvert par le dépôt. Une économie de 20% à 30% selon le gouvernement, chiffre contesté par les traducteurs.
Inversement, les opposants au protocole, parmi lesquels Erik Orsenna, Jacques Attali, Claude Hagège, tout aussi passionnés, y voient un tapis rouge déroulé à l'anglais, un énorme avantage pour les multinationales américaines, japonaises et chinoises : elles pourront se faire délivrer leurs brevets européens déposés en anglais sans les traduire en français. En outre, croient les « anti », les PME françaises vont être pénalisées. Quand elles voudront vérifier les brevets existants - qui seront pour la plupart en anglais - ou bien elles les comprendront de travers, ou bien elles devront les faire traduire. Des arguments qui n'ont pas suffi à sauver le métier de traducteur technique. «
J'ai l'impression d'être Don Quichotte », avoue Alain Patry.
Jacqueline de Linares
Le Nouvel Observateur
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