Défense de la langue française   
• Siège administratif : 222, avenue de Versailles 75016 Paris • 01 42 65 08 87 • dlf.paris@club-internet.fr •
Les Espérantistes et les associations de défense
des langues nationales : Une symbiose naturelle

par
Charles X. Durand
Göteborg, 26 juillet 2003

En tout premier lieu, je tiens à remercier Monsieur Renato Corsetti, président de l’Association mondiale d’espéranto pour m’avoir invité à ce congrès et pour m’avoir donné cette occasion pour apporter une modeste contribution à l’œuvre et au travail des Espérantistes.

Aujourd’hui, il nous faut briser le cercle du silence imposé par les médias et l’oligarchie qu’ils représentent. Les Espérantistes ne font pas que la promotion de l’espéranto. Ils revendiquent aussi le droit des peuples à leur dignité, à penser, à travailler dans leurs langues, à vivre dans leurs cultures respectives, et à être eux-mêmes, pleinement et sans contrainte. Les associations espérantistes ont beaucoup de points en commun avec d’autres groupes qui se sont créés dans les quinze dernières années un peu partout dans le monde et plus particulièrement en Europe. Ces groupes se préoccupent de la défense de nombreuses langues nationales que la ploutocratie mondiale aimerait voir réduites à l’état de dialectes et dont le rôle serait alors essentiellement folklorique. Voilà pourquoi une alliance entre les Espérantistes et les associations que je viens de citer est éminemment souhaitable. Toutefois, à mon avis, tous les facteurs pour faire de cette alliance une véritable symbiose existent, ce qui nous aidera à diffuser nos messages de manière beaucoup plus efficace.

Aujourd’hui, les Espérantistes sont les seuls à nous proposer une langue vraiment internationale et accessible à tous. Je ne vais pas décrire ici les avantages de l’espéranto puisque, ici, tout le monde les connaît mieux que moi, puisque je ne parle pas encore votre langue. Pourtant, d’autres nous affirment que la langue maternelle d’un groupe qui ne représente pas plus que 6 à 7% de la population mondiale est une langue universelle et cela nous pose un sérieux problème. En effet, si une langue naturelle est déclarée « universelle », cela implique simultanément que les autres ne le sont pas. Si une langue présente des caractères « supérieurs » à d’autres, cela souligne automatiquement l’infériorité des autres. C’est ce que l’on appelle la « dualité des qualificatifs » et cela est extrêmement ennuyeux, car si une langue est « supérieure » à d’autres, ses locuteurs seront également considérés comme étant « supérieurs » à ceux d’autres langues, qu’on le veuille ou non.

J’aimerais faire ici une parenthèse. Nous savons tous que, avant 1960, existait aux Etats-Unis une ségrégation raciale stricte basée sur la prétendue infériorité des Noirs. Cependant, des enquêtes approfondies prouvèrent que les Noirs partageaient largement cette opinion. Cette complémentarité de vues existe toujours dans la relation existante entre colonisateur et colonisé, entre dominant et dominé. Or, nous assistons aujourd’hui à une situation analogue entre les locuteurs natifs de la langue prétendument universelle et les autres. La discrimination presque systématique en faveur des anglophones natifs est une conséquence naturelle de la « supériorité » accordée à la langue anglaise puisque, dans de nombreux pays, on admet EXPLICITEMENT que l’anglais est la seule langue qui doit être utilisée dans les échanges technico-scientifiques internationaux, par exemple. Là encore, les pratiques de recrutement discriminatoires ne peuvent exister que par la croyance, partagée à la fois par les anglophones natifs et par ceux qui ne le sont pas, de cette prétendue « supériorité » de la langue anglaise. Cette connivence plus ou moins implicite entre ce qui n’est rien d’autre qu’un groupe dominant et un groupe dominé est en train de créer des inégalités flagrantes au sein de toutes les organisations internationales qui ne sont pas soumises à des quotas en recrutement, inégalités que les tendances actuelles ne peuvent que renforcer.

En Europe, certains essayent de nous faire croire que la connaissance de l’anglais est devenue indispensable pour des impératifs commerciaux et des besoins en communication à l’échelle planétaire alors que, nous le savons, si les objectifs d’un tel apprentissage étaient uniquement pragmatiques, c’est vers l’espéranto et non vers l’anglais que les apôtres de la communication universelle devraient naturellement se tourner! Force est de constater aujourd’hui que  l’anglais est à l’Europe continentale ce que le russe était aux satellites de l’URSS et aux anciennes républiques qu’elle avait annexées avant 1990. Le socio-linguiste Louis-Jean Calvet notait dans ce processus des étapes très semblables à ce que l’on voit aujourd’hui en Europe occidentale avec l’anglais. Une absence de politique linguistique dans les républiques non russophones entraînait des emprunts lexicaux massifs à la langue russe, plus particulièrement dans les domaines scientifiques et techniques. Ainsi, très vite, les langues locales furent confinées dans les fonctions grégaires et le russe fut réservé aux fonctions véhiculaires, officielles, scientifiques. En 1975, on proposa, lors d'une conférence tenue à Tachkent, d'enseigner le russe partout dès le jardin d'enfants puis, en 1979, lors d'une nouvelle conférence à Tachkent, sous le titre « Langue russe, langue d'amitié et de coopération des peuples de l'Union soviétique », on suggéra d'obliger les étudiants à rédiger leurs mémoires en russe. Il s'ensuivit des manifestations à Tbilissi (Géorgie), Tallin (Estonie), et des troubles dans les autres républiques baltes, des pétitions d'intellectuels géorgiens, etc. Certains locuteurs prirent conscience que leur langue se fondait lentement dans le russe. Il y eut donc un phénomène d'assimilation accélérée des langues de l'URSS par le russe qui ne doit rien à une volonté populaire et tout aux rapports de force et à la politique linguistique de la Russie vis-à-vis de ses satellites. Il est évident qu’un processus analogue est à l’œuvre dans les pays d’Europe continentale et cela laisse d’ailleurs à penser que la construction de l’Union européenne favorise la transformation rapide du vieux continent en satellite de l’Amérique étasunienne. En Union soviétique, les emprunts au russe devaient réduire les différences entre les langues au profit du russe. Jadis appliquée en URSS et aujourd’hui en Europe continentale, cette forme d'impérialisme linguistique passe naturellement par différentes voies, jouant à la fois sur la politique scolaire et universitaire, la planification linguistique et les médias... L’impérialisme linguistique ne serait pas très grave s’il n’était pas la manifestation de l’impérialisme tout court et il suffit d’observer pour en mesurer les implications.

Dans beaucoup des pays qui sont représentés ici, les médias injectent dans les langues nationales, et de manière totalement artificielle, des centaines de nouveaux mots anglo-américains qui se substituent ainsi au vocabulaire local. C’est le cas en italien, en allemand, en français, en espagnol, et en suédois, par exemple. En publicité, les images du modernisme, de la technologie qualifiée de « haute », de la mobilité, de la science, du libéralisme, de l’efficacité, du succès professionnel, de la richesse et même du sport, sont désormais presque toujours associées à des mots anglo-américains qui se substituent ainsi et de manière totalement artificielle aux termes des langues naturelles qui sont ainsi affectées. Cette imprégnation continue crée un RÉFLEXE PAVLOVIEN au niveau des populations qui favorise non seulement l’apprentissage de la langue anglaise mais aussi l’acceptation de l’énorme emprise culturelle, économique et politique anglo-saxonne sur les sociétés qui en sont affectées.

Rémi Kauffer, professeur à la prestigieuse école des sciences politiques (“Sciences-Po”) de Paris, écrit dans son livre intitulé: « L’arme de la désinformation. Les multinationales en guerre contre l’Europe »:
« En dictant ses concepts, sa terminologie, sa vision du monde, les Etats-Unis tâchent d’enfermer leurs rivaux dans le cercle de pensée tracé à leur intention de telle sorte qu’une fois prisonniers, ils ne parviennent plus à s’en extraire. Imposer son vocabulaire, c’est remporter la toute première bataille. De “brainstorming” à “wargame”, de “teenagers” à “fast-food”, de “management” à “benchmarking”, les Américains ont pris de l’avance… C’est grâce à cette imprégnation croissante que l’influence américano-britannique a pu s’étendre. Des élites dirigeantes, des secteurs tertiaires aux bataillons “avancés” des couches moyennes, elle s’est diffusée au sein des classes populaires. Guerre des mots, guerre des images. Dans la mesure où l’américanisation du vocabulaire, de l’imaginaire accompagne celle du mode de consommation, ce phénomène offre l’un des supports les plus efficaces de pénétration des entreprises étasuniennes sur les marchés porteurs. Or, fût-elle commerciale, toute guerre est d’abord une guerre des esprits. Elle n’a toutefois rien du blitzkrieg psychologique pensé et mené sur le court terme. La désinformation implique au contraire une action orchestrée, durable, des moyens techniques, financiers et humains conséquents». L’explication est donc géopolitique et elle confirme parfaitement les propos de Zbigniew Brzezinski lorsqu’il affirme que «l’Europe est désormais un protectorat américain».

Nos soi-disant « élites » ne se rendent absolument pas compte que ceux qui possèdent les mots, la langue, possèdent aussi la pensée et, si on possède la pensée des autres, on possède tout le reste! Cette ignorance est généralisée. C’est ainsi que l’usage généralisé de l’anglais comme outil de définition et de représentation de la science donne naturellement une plus grande visibilité aux travaux scientifiques des peuples anglophones et, parallèlement, marginalise ceux des autres, et cela d’autant plus, bien sûr, que ces travaux sont justement rédigés en anglais et que, en conséquence, ils doivent se mouler aux exigences anglophones en matière de forme et de contenu. Cela entraîne un mimétisme qui a des conséquences désastreuses car il débouche sur des programmes d’inspiration concurrentielle mais qui ne peuvent s’inscrire dans une logique véritablement novatrice. Dans la mesure où ce sont effectivement les pays anglophones qui déterminent ainsi les normes de « la bonne science », il est donc naturel que la science des pays anglophones apparaisse ainsi « supérieure » à celle des autres. Tant que les chercheurs étrangers accepteront consciemment ou inconsciemment cette infériorité intrinsèque en ayant recours à l’anglais comme outil de description de leur travail, ils apparaîtront en sous-traitants de la recherche anglo-américaine et ne pourront pas pleinement valoriser leur travail.

La connaissance de la langue prétendument « universelle » donne-t-elle accès à un plus grand degré de prospérité? Les dirigeants de Formose (ou Taïwan) semblent le croire puisqu’ils viennent de recruter mille enseignants natifs anglophones pour améliorer le niveau d’anglais de ses jeunes. Cependant, comme je le faisais remarquer lors d’une conférence qui s’est tenue dans ce pays au mois de novembre 2002, si l’on jette un coup d’œil aux pays voisins, on s’aperçoit que ce sont pourtant les Philippines, où l’anglais est de loin le mieux parlé dans la région, qui constituent la lanterne rouge économique de l’Asie du sud-est!

La langue unique réduit le nombre des modes de représentation, restreint les points de référence et ignore les écoles de pensée qui fonctionnent dans d’autres langues. On ne peut confier à d’autres la maîtrise des définitions et des outils de représentationde la connaissance. Voilà pourquoi la langue de communication internationale doit être impérativement anationale et l’espéranto est la seule langue correspondant actuellement à ce critère.

Mon combat est un combat pour la liberté de l’esprit car cette liberté conditionne toutes les autres. Je suis avec vous aujourd’hui car les Espérantistes partagent largement cette opinion.
(Exposé fait au Congrès mondial d'espéranto en Suède, à Göteborg, le 26 juillet 2003.)
Retour haut de page Retour sommaire
• Siège administratif : 222, avenue de Versailles 75016 Paris •