Défense de la langue française   
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DLF, n° 150 (4e trimestre 1989)

18 OCTOBRE 1989 : NOUS ACCUEILLONS NOTRE NOUVEAU PRÉSIDENT
Une assistance exceptionnellement nombreuse et de haute qualité s’était réunie lors de notre déjeuner du 18 octobre, présidé par notre nouveau président, M. Jean Dutourd, de l’Académie française. Mais l’allocution prononcée par M. Dutourd, que nous reproduisons intégralement, fut elle aussi d’une qualité exceptionnelle.

Éloge de la potiche

Mesdames et Messieurs,

Lorsque vous m’avez fait l’honneur de me prendre pour président, j’ai dit à M. Lacant et à Mme Level, que vous aviez chargés de me transmettre la proposition, que j’acceptais avec joie, bien sûr, mais à une condition : c’est que je ne serais jamais rien d’autre qu’une potiche. En effet, le rôle de potiche est le seul que je sache tenir avec aisance, avec dignité, avec plaisir pour moi et sans inconvénient pour les personnes qui m’ont élu. On m’objectera que la potiche est un objet décoratif et que je n’en suis peut-être pas un. C’est vrai, mais j’ai la qualité primordiale de la potiche, qui est, lorsqu’on l’a posée sur une cheminée ou une commode, de ne pas bouger, de rester là sans souci des modes, des années qui passent, des théories qui changent et des braillards qui animent les soirées avec leurs paradoxes. La potiche est rassurante et tranquille. Elle incarne la stabilité du monde. Il arrive même, quelquefois, qu’on l’agrémente d’un bouquet de fleurs. Bref, la potiche, selon moi, est le symbole d’une haute civilisation, et voilà pourquoi, quand par hasard on m’offre une présidence, je proclame avec force mon potichisme ou ma potichité. Je vous prie de noter enfin qu’une des vertus les plus éminentes de la potiche est de ne point parler, sauf dans des occasions extraordinaires, comme aujourd’hui. Elle est incapable d’improviser deux phrases qui se suivent : il lui faut un papier qu’elle lit sans en changer une virgule, ainsi que vous pouvez le constater.

Il n’est pas fatal qu’une potiche soit en faïence ou en porcelaine. Elle peut très bien être en fer ou en bronze, donc très lourde, difficile à déplacer, impossible à briser. C’est évidemment une potiche de cette sorte que je m’efforcerai d’être, moyennant quoi j’ose espérer que vous n’aurez pas trop à vous plaindre de votre choix. Je pense en effet qu’il n’est pas très important, à l’époque où nous vivons, d’être actif, d’être remuant, d’avoir des idées et des initiatives, de réformer, « d’aller de l’avant » comme disent les politiciens. Du reste, cette expression « aller de l’avant », que j’entends plusieurs fois par semaine depuis mon enfance, m’a toujours intrigué. J’ai fini par penser qu’elle ne signifie rien du tout, et qu’on pourrait aussi bien s’en servir quand on se rencontre : « Comment allez vous ? – Je vais de l’avant ». Non, il ne me semble pas important de remuer et d’avoir des idées. Cela me semblerait même plutôt nuisible. Les sociétés ne se portent bien que si elles marchent lentement, avec de longues périodes de repos pendant lesquelles on digère ce que l’on a mangé un peu trop vite. « Natura non facit saltus » – les sociétés ne doivent pas davantage faire de saut que la nature, car elles sont des choses naturelles, elles aussi, ou le sont devenues à l’ancienneté. Pardonnez moi un peu de fatuité : je trouve qu’une potiche ne dépare pas un vieux paysage. Elle y est tout à fait à sa place. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle en est le suprême ornement, mais elle peut, à force d’immobilité et de mutisme, communiquer une espèce de prudence à ce qui l’entoure, et éviter ainsi de ces secousses dont on ne manque jamais, hélas de se repentir après que l’amusement est passé.

Mesdames et messieurs, le message que votre potiche neuve désire vous adresser ne vous surprendra ni ne vous révoltera. Ce message est : persévérez dans votre être. Autrement dit, ne cédez sur rien ayant trait à la langue française, faites le ménage sans arrêt des diverses ordures langagières que l’on nous déverse à longueur de journée dans les oreilles, ou que l’on met sous nos yeux, faites un rempart de votre corps à l’imparfait du subjonctif, à l’accord des participes, aux consonnes doubles, aux H aspirés, et aux accents circonflexes. L’accent circonflexe, j’ose le dire, c’est la France ! Empêchez qu’on assassine Diderot, qu’on assassine Balzac, qu’on assassine Hugo, qu’on assassine Montherlant et Marcel Aymé, et même qu’on m’assassine moi, pauvre potiche qui s’échine depuis quarante ans et plus à écrire sans faute de grammaire ou d’orthographe. L’assassinat d’une langue, c’est l’assassinat d’une littérature et, en l’occurrence, de la plus glorieuse du monde.

Le français est compliqué ; l’orthographe française est compliquée, et c’est très bien ainsi. Complication égale civilisation. Simplification égale barbarie. Il n’y a que les choses compliquées qui durent, et surtout il n’y a que les choses compliquées que les hommes aiment. Les hommes veulent souffrir, ils veulent être contraints à accomplir des actions difficiles et qu’ils présument au dessus de leurs forces. Ils veulent qu’on leur assigne des devoirs et non pas qu’on les flatte avec leurs droits. D’ailleurs, s’il est un enseignement de l’histoire, c’est bien celui là. Les seuls gouvernements qui laissent des souvenirs heureux ou lumineux dans l’âme des peuples sont ceux qui ont beaucoup demandé, et non ceux qui ont beaucoup donné. Il est étrange que pas un des hommes d’État de l’Occident, depuis vingt ou trente ans, n’ait l’air de comprendre cela. Ils font tout le contraire ; ils accordent n’importe quoi, ils ruissellent de cadeaux comme des pères Noël, ils croient qu’on les aimera parce qu’ils sont faciles. Moyennant quoi, tout va mal, car un homme d’État facile est comme une femme facile : il pourrit le peuple qui est en ménage avec lui, il le rend méchant, paresseux, lâche, ce qui le prépare à la pauvreté et à l’esclavage.

La facilité, à l’égard des personnes ou des institutions, c’est le mépris. Les ministres démagogues qui n’exigent jamais d’efforts de ceux qu’ils prétendent gouverner les méprisent, et ils ne les aiment pas. Aimer et respecter, c’est avoir des exigences folles et tatillonnes, c’est désirer la perfection, c’est être sans arrêt sur le dos de quelqu’un pour le rendre meilleur qu’il n’est. Je crois, mesdames et messieurs, que c’est de ce respect et de cet amour que notre association est animée. Notre désir est que les Français ne perdent pas leur langue, c’est à dire ne perdent pas leur âme. Avec une pareille aspiration, on ne saurait être facile, de cette agréable facilité qui mène le monde au bagne.

Voilà une bien longue harangue pour une potiche. Pardonnez-la moi. Je ne vous en infligerai pas d’autre de sitôt, soyez en assurés. Laissez moi vous dire cependant, pour finir, qu’il arrive que les potiches ne soient pas vides. En fouillant dans leurs flancs, on trouve parfois des pensées que quelqu’un y a jetées en passant. Celle ci, par exemple, de Rivarol que Voltaire appelait « le Français par excellence », et qui mérite bien d’être un de nos saints patrons : « La meilleure loi n’est pas la plus juste, mais la plus stable ». Rivarol entendait par là qu’une convention qui dure vaut mieux qu’une raison qui se contredit tous les dix ans. De même, la meilleure langue n’est pas la plus simple, c’est à dire la plus pauvre, mais la plus ancienne, la plus chargée de souvenirs et de poésie, pleine de détails uniques et d’absurdités charmantes. La nôtre, qu’il faut aimer comme une personne, comme une mère.

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