Bilinguisme de rigueur dans les grandes entreprises et choix de l'anglo-américain comme langue véhiculaire lors des réunions aux .«corporate headquarters», cours en anglais dans les universités pour mieux s'y préparer, choix délibéré de baptiser les nouveaux produits et les nouvelles filiales de noms anglais ( «nous visons d'emblée un marché mondial» déclare fièrement le CEO ( PDG ) M. Jean R. Chaprot, qui ne pouvait plus vivre sans «middle-name» ) : la France peut être satisfaite, ses chefs d'entreprises sont résolument modernes et ont choisi l'efficacité et la rentabilité avant tout.
Ce choix est-il fondé sur une analyse économique approfondie ? On nous permettra d'en douter.
- - La généralisation de l'anglais coûte plus qu'elle ne rapporte
Ce qu'on nous dit : «L'anglais coûte moins cher et favorise les échanges»
La langue est un instrument d'échange, des idées, au même titre que la monnaie, pour les marchandises. Les analyses qui s'appliquent à celle-ci peuvent donc, moyennant quelques adaptations, être qualifiées pour l'étude de celle-là. Il y a un marché des langues comme il y a un marché des devises. Il existe des réserves, dans les biblio-,cinéma-,vidéo- et audiothèques.
De même que l'on supprime, en Europe, les droits de douane, qui constituaient un obstacle aux échanges, et pénalisaient la compétitivité des entreprises européennes face à leurs concurrentes américaines disposant, elles, d'un plus vaste marché intérieur pour amortir leurs coûts de revient, de même, la tentation est forte aujourd'hui, où la communication sous toutes ses formes revêt une importance accrue pour les entreprises, de supprimer, ou au moins d'abaisser les obstacles à la communication.
Des décideurs, qui pensent qu'une idée simple est une bonne idée, en ont conclu rapidement que l'unilinguisme constitue la panacée : après le grec, le latin et la lingua franca, l'anglais, parlé par la majorité des habitants des pays de l'OCDE, est la solution idéale, et de moindre coût, à l'accroissement des échanges, c'est-à-dire à l'accroissement du bien-être tout court ( ou de son succédané, l'utilité ) pour les adeptes naïfs de Ricardo qu'ils constituent.
Loin d'eux d'ailleurs l'idée de bannir les parlers locaux : l'anglais se contente de jouer le rôle de langue pivot, de même que, pour les monnaies, le dollar dans le système de Bretton-Woods, ou l'Ecu dans le système monétaire européen, permettent de gérer un nombre réduit de taux de changes. Chacun reste libre de parler sa langue en famille, de même que l'on achète toujours sa baguette en francs.
Cet argument est sans doute vrai au niveau de l'économie mondiale.
Les coûts du tout-anglais
Il est pourtant facile de retourner cet argument, en ce qui concerne la France ou l'Europe, en constatant la perte d'indépendance et le coût qui se sont ensuivis pour notre économie, de l'obligation de libeller la majeure partie de nos importations et exportations dans la devise américaine ; ces mêmes décideurs sont d'ailleurs les premiers à se plaindre de la hausse, comme de la baisse, du dollar. Ce constat a donné lieu à la prise de conscience de la nécessité d'une monnaie européenne aussi forte, et plus stable, que le dollar.
( On pourrait rétorquer que l'anglais n'est pas comparable au dollar, mais à l'étalon-or cher à Jacques Rueff - voir plus loin la réfutation de cet argument.)
Faut-il alors adopter la langue d'un concurrent commercial, après que l'on a vu la perte d'indépendance associée à l'adoption de sa monnaie comme vecteur prioritaire des échanges ?
On sait pourquoi l'usage du dollar est un handicap : à un instant donné, l'élasticité-prix de nos importations et exportations, donc de notre balance commerciale, à une évolution du cours n'a pas de raison structurelle d'être de même signe que l'élasticité de la balance américaine. Nous sommes victimes d'un instrument d'échange dont seul un partenaire a la maîtrise.
De même, dans toute discussion, négociation, celui qui utilise sa langue maternelle a un avantage incomparable : il en maîtrise toutes les subtilités, il réagit plus vite, il peut rédiger les clauses en petites lettres à son avantage ; il maîtrise la valeur d'échange de son idiome. Celui qui parle une langue apprise, même jeune, joue à découvert, est plus lent, néglige les nuances ; il supporte tout le risque de change. Statistiquement, il est perdant.
« En imposant l'anglais comme « langue véhiculaire » à leurs cadres supérieurs, certains groupes français ont, par exemple, constaté qu'une utilisation approximative de la langue se soldait par une imprécision des propos ayant de graves conséquences. Ainsi, plusieurs sociétés avouent avoir perdu des dizaines de millions de francs à cause d'une mauvaise compréhension des termes d'un contrat ! »
Les Echos, 9 décembre 1992,
« La traduction joue un rôle stratégique dans l'entreprise » p.27,
Avant cette perte inévitable, il lui a fallu en plus consentir un coût considérable d'apprentissage, il supporte seul le coût de transaction.
Le seul cas où l'usage de l'anglais se traduirait par une réelle économie serait celui où il deviendrait langue officielle du pays, appris comme langue maternelle par les jeunes enfants. Hélas, de dangereux extrémistes ont fait pression sur le législateur pour nous priver de ce gain considérable...
Apprendre les langues accroît la pénétration sur les marchés extérieurs
Dans la situation actuelle, le juste équilibre est donc constitué par une situation où chaque négociation entre locuteurs de langues différentes se déroule alternativement dans la langue de chacun, ce qui répartit les coûts de transaction proportionnellement aux échanges.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ceci n'accroît pas les coûts d'apprentissage si l'on considère que l'on ne demande pas à chacun d'apprendre toutes les langues de nos partenaires commerciaux, mais que par une diversification de l'apprentissage des langues à l'école, les entreprises feront appel en fonction de leurs marchés, à des commerciaux rompus à l'usage des langues concernées.
D'ailleurs, notre commerce extérieur est réalisé en majeure partie avec des pays germanophones (21% de nos exportations vers l'Allemagne, l'Autriche et la Suisse alémanique), suivis d'assez loin par les anglophones (16% pour les Etats-Unis, le Canada anglophone et la Grande-Bretagne) (source : «Pourquoi parler français» par Philippe Lalanne-Berdouticq, Éditions Fleurus 1993). Rappelons d'autre part que les pays francophones représentent un peu plus de 12% du PIB mondial, contre certes environ 40% pour les pays anglophones, mais ce dernier chiffre était de l'ordre de 60% en 1925 .
Ceci n'est pas chimérique, sinon comment de petits pays dont la principale force réside dans le commerce, comme les Pays-Bas, auraient-ils réussi ? Quand on rencontre un néerlandais, il parle toujours au moins français, anglais et allemand. C'est à partir de la quatrième ou de la cinquième langue qu'il commence à se considérer polyglotte. C'est d'ailleurs ainsi qu'ont procédé les anglais à leurs débuts : est-ce un hasard si Harrap's et d'autres éditeurs de dictionnaires bilingues sont d'origine anglaise ? En apprenant les langues d'autrui dans chaque région de leur Empire, ils se sont attiré une certaine sympathie en retour pour leur langue, et ont ainsi assuré son rôle de langue «pivot», devenue aujourd'hui inévitable.
« ... Encore faut-il que les entreprises françaises soient à la hauteur. Les délégations défilent à Hanoï, et encore plus à Ho Chi Minh Ville. Mais soupire un résident, « cela relève trop souvent de l'excursion touristique vers une destination à la mode ». Les entreprises américaines envoient des émissaires qui s'immergent au Vietnam pendant deux ans pour apprendre la langue. A l'Ambassade de France, sur quatre-vingts personnes, trois seulement parlent le vietnamien. »
Le Point, 13 février 1993, « Vietnam, Jeu triangulaire », p.43.
Mais beaucoup d'entrepreneurs français sont persuadés que c'était des dictionnaires vietnamien-anglais que larguaient les B-52 en 1968 :
« ...car si se multiplient des cas semblables à celui de ces Lausannois conseillant l'anglais plutôt que le français à un organisme technique laotien, ou à celui de ces secrétaires saïgonnaises au français parfait, récusées par une compagnie hexagonale pour «anglais insuffisant», alors les Alliances françaises combles de Pnomh Penh (7500 élèves), Hanoï (750 élèves) et bientôt Vientiane, les lycées et facultés cambodgiens peuplés de bilingues français-khmer, le nouvel Institut francophone d'informatique de Hanoï et bien d'autres lieux se dépeupleront peu à peu. »
Le Monde, 10 septembre 1992, « L'Indochine en français », pp.1 et 6.
La qualité des échanges
En ce qui concerne l'accroissement quantitatif, la cause semble donc entendue : le tout-anglais contribue à l'accroissement des échanges ... pour les anglophones.
Dans le cas de l'aspect qualitatif des échanges, bien que tout jugement soit entaché de subjectivité, on sait que la simplicité d'apprentissage de l'anglais a son revers : c'est une langue dont le principal trait n'est pas la clarté mais bien plutôt le flou artistique, appuyé, d'une part, sur un vocabulaire restreint de mots «fourre-tout», et d'autre part, sur une grande quantité de synonymes issus des divers apports qui ont formé la langue ; autant de traits qui ont fait la qualité et la fortune de la poésie anglaise.
Est-ce là la langue adéquate dans un monde où l'accroissement des communications ne peut que pâtir de leur mauvaise interprétation ? Pour paraphraser Rivarol, on peut ainsi considérer que ce qui n'est pas clair n'est pas rentable.
Il est d'autre part patent que l'effet «boule de neige » qui contribue, par la plus grande diffusion des livres et films américains, à asphyxier toute expression originale dans une autre langue, faute de débouchés commerciaux, ne peut que se traduire - la télévision française nous en offre l'exemple tous les jours - par un appauvrissement des échanges intellectuels, du fait de l'étroitesse des sujets traités ( les sept scénarios-types des séries américaines ) et de l'unicité de point de vue, et ceci, sans préjudice d'un quelconque jugement de valeur sur les oeuvres en question.
La langue, à la fois véhicule et créateur des concepts ( ce que l'on conçoit bien, s'énonce clairement, et réciproquement ), n'est pas qu'une simple traduction de la pensée, un vecteur interchangeable au gré des modes, elle est la pensée .
Dans chaque domaine d'activité humaine, le nombre «optimal »de langues doit ainsi résulter d'un compromis entre le gain ( de traduction ) d'une part, et l'appauvrissement intellectuel et sa traduction économique, d'autre part. S'il est évident que des activités aux concepts restreints, et au vocabulaire technique de ce fait très limité peuvent fort bien s'accommoder d'une seule langue ( contrôle aérien, langages informatiques de bas niveau, commerce de gros, marchés financiers, etc ...) , il est en revanche beaucoup moins évident que cela soit le cas dans le commerce des prestations intellectuelles ( création littéraire ou scientifique, films, chansons, ...).
« La croûte superficielle de l'anglais est acquise par des gens totalement étrangers à la trame historique, aux facettes multiples de la morale intériorisée et de la culture enfouies dans la langue. Les topographies de l'expérience, les champs de référence idiomatique, symbolique, communautaire, qui fournissent à la langue sa densité spécifique sont défigurés par le transfert ou s'évanouissent entièrement. A mesure qu'il gagne toute la surface de la terre, l'anglais international est comme un lait de chaux, merveilleusement fluide mais dépourvu de base. Il suffit d'échanger des idées avec des collègues ou des étudiants japonais, dont la maîtrise technique de l'anglais nous rappelle à la modestie, pour jauger la gravité de la dislocation. Presque tout ce qui se dit est correct, et pourtant si peu tombe juste. Seuls le temps et le terroir peuvent doter une langue du jeu réciproque des composantes formelles et sémantiques qui «traduisent» la culture en vie quotidienne. C'est parce qu'il leur manque une sémantique spontanée du souvenir que les langues artificielles se limitent à la communication élémentaire ou spécifique.
[...] Il serait ironique que la réponse à Babel soit un pidgin au lieu d'une Pentecôte. »
George Steiner, .«Après Babel», 1975; Albin Michel 1978 pour la traduction française.
L'anglais n'est pas normalisé
Si au moins l'anglais était une langue normalisée, on pourrait plaider en sa faveur, mais c'est loin d'être le cas. L'anglais britannique et l'anglais américain présentent de nombreuses différences, évidemment plus faciles à digérer pour les anglophones que pour les autres, notamment dans le domaine des affaires. La liste est longue, les exemples qui suivent n'en sont qu'une brève illustration.
Français Anglais américain Anglais britannique
chiffre d'affaires revenue turnover
compte de résultat income statement profit and loss account
comptes clients accounts receivable debtors and prepayments
comptes fournisseurs accounts payable creditors and accrued liabilities
capital social capital stock share capital
stocks inventory stock
couleur color colour
standardiser standardize standardise
nuit nite night
camion truck lorry
bretelles suspenders( = jarretelles en anglais britannique ) braces
Quelle sera la norme ? La version américaine bien sûr. Nous irions donc contraindre les britanniques d'amender leur propre langue sous prétexte d'une norme mondiale ?
- - La langue au service de l'industrie
- La théorie des avantages comparatifs
La religion dominante du moment est le libréchangisme ( son monolithisme incline à l'écrire en un mot ), The Economist a remplacé l'Osservatore Romano, le GATT le Sacré Collège, et Ricardo est son prophète.
D'après cette théorie, le bien-être commun s'accroît si chaque pays se spécialise dans les industries où il est comparativement le plus rentable. ( Notons que cette théorie est essentiellement statique et qu'elle exclut par définition toute stratégie industrielle ; s'ils s'y étaient fiés, les japonais auraient laissé il y a trente ans le marché des appareils photo aux allemands, ce qui va plutôt dans le sens des théories de List .)
Même si une saine réaction contre cette idéologie commence à se faire jour, analysons nos intérêts, par industrie, au sein même de ce paradigme.
- Analyse sectorielle
Quels sont les points forts de la France à l'exportation ?
- l'agriculture,
- l'industrie du luxe,
- le tourisme,
- les industries de pointe ( aéronautique,espace,télécommunications).
Pour le premier, la langue n'a qu'un aspect secondaire, même s'il est à craindre que des négociations tenues en anglais à Washington ne garantissent pas la meilleure neutralité.
L'industrie du luxe :
Toute notre industrie du luxe vit de l'exploitation de la rente que constitue un actif incorporel collectif : l'image de la France en général, et de Paris en particulier. La haute-couture et ses produits dérivés ( parfumerie, cosmétiques, joaillerie, maroquinerie ) et les produits alimentaires de qualité sont les rares produits pour lesquels on constate un phénomène inverse au courant dominant : des publicités en français dans des revues ou télévisons étrangères . Ils le font parce que c'est un facteur de différenciation, un symbole de luxe et de raffinement qui se rattache à une certaine image de civilisation et de savoir-vivre dont nous sommes censés être les dépositaires. A tel point que, si une ménagère anglaise fait toujours le cooking pour sa petite famille, la new-yorkaise à la mode achète des livres de french cuisine ( phénomène qui n'est pas sans rappeler l'époque lointaine où les anglo-saxons élevaient des sheep pour que les normands puissent avoir du mutton dans leur assiette ).
Or, cette position dominante est éminemment instable et menacée. Constatons par exemple que dans le domaine des vêtements et chaussures pour homme, la référence est double et se partage entre l'Angleterre et l'Italie, à tel point que le chausseur français de référence est obligé de s'appeler Weston.
Quand on voit la dérive qui s'empare de certaines grandes maisons, où la pression concomitante de .«top models » et de clientes anglophones ( de circonstance dans le cas des japonaises ) tend à généraliser l'anglais comme langue de vente et de publicité , on s'interroge sur la possibilité d'un lent mais irréversible déplacement sémantique dont la conséquence serait que la part de rêve, qui constitue la plus grande partie de la valeur ajoutée de ces articles, glisserait insensiblement du fantasme «Paris» au fantasme «New-York» ou «Beverly Hills». Cela est déjà sensible, et encouragé, à la vue de certains reportages sur la mode diffusés sur CNN ( l'émission «Style», dont le titre et le concept viennent d'être repris tels quels par Euronews ), où sont habilement mêlés les défilés des couturiers parisiens avec ceux de stylistes new-yorkais encore inconnus.
Espérons que le reste de l'avenue Montaigne ne connaîtra pas les déboires de M. Jean-Louis Scherrer.
Le tourisme
La demande touristique pour la France est une demande culturelle : on vient pour les châteaux de la Loire, pour la Côte d'Azur, pour Paris, pour la cuisine, pas pour les français, réputés en tout état de cause peu aimables et incapables de parler anglais. Ce dernier point n'a pas freiné la demande jusqu'à ce jour.
On veut aujourd'hui nous faire croire que l'on va gagner à apprendre l'anglais, et à tout afficher dans cette langue .
« Les Américains rêvent des châteaux de la Loire, de Paris et du bordeaux, mais ils redoutent comme la peste les Français, jugés arrogants, cérémonieux et inaptes à la communication dans une langue civilisée. Des dizaines de spots sur toutes les chaînes de télévision vanteront l'anglais «fluent» et l'attention chaleureuse de l'élite hôtelière nationale. » Le Point, 1er août 1992, « Tourisme : Label France .»
Outre l'évolution tiers-mondiste qu'implique cette attitude servile, c'est un très mauvais calcul.
Une telle mesure de dévaluation de notre langue et de notre culture conduit à court terme à une amélioration des termes de l'échange, suivie d'une dégradation due au manque de compétitivité. En matière linguistique et culturelle, la compétitivité, c'est la différence, le dépaysement : si peu à peu s'instaure l'idée chez japonais et américains qu'en France tout le monde parle anglais, qu'on trouve des hamburgers à tous les coins de rue, que nos nationales de banlieue, bordées de magasins-entrepôts de grande distribution aux enseignes anglophones illuminées au néon, ressemblent à s'y méprendre à un faubourg de Los Angeles, que la parisienne élégante est une image d'Epinal dépassée puisque les adolescentes ne connaissent plus que le jean, ou à la rigueur le lycra (copyright Du Pont de Nemours), ils ne prendront plus la peine de se déplacer. Parce que la France ne sera plus qu'un« clone» parmi toutes les destinations touristiques qui s'arrachent le gogo en short et chemise de mauvais goût.
Il y a encore vingt ans, les touristes venaient voir le Quartier Latin pour se recueillir devant les hauts lieux où prospéraient les intellectuels et pour s'immerger dans la joyeuse foule estudiantine. On a construit des fast-foods pour leur faire plaisir, des magasins de fripe aux noms anglomorphes ont remplacé les cafés d'étudiants et les cinémas. Aujourd'hui , bon nombre d'étudiants et d'universitaires ont émigré en banlieue et les touristes viennent voir d'autres touristes : demain ils ne viendront plus.
Voilà une occasion inespérée de «vendre» notre langue en même temps que le voyage, et nous aurions l'inconscience de ne plus la saisir ? Distribuons plutôt des guides de conversation gratuits dans les aéroports.
Les industries pharmaceutiques
Si l'Institut Pasteur ne publiait pas ses résultats en anglais, le professeur Gallo aurait-il pillé aussi rapidement les découvertes du professeur Montagnier sur le virus VIH ( et non, de ce fait, HIV, comme on le lit trop souvent ) ? Quand on connaît les enjeux économiques, si élevés qu'ils ont été négociés au niveau gouvernemental, liés aux tests de dépistage, force est de convenir que l'utilisation de la langue d'autrui dans la recherche, non seulement donne l'avantage à ceux qui pensent directement dans cette langue, mais encore favorise l'espionnage industriel. Sur le dos des malades qui attendent un vaccin.
Les industries de pointe
Dans les années soixante, l'électrophone familial affichait des termes bizarres, comme Lautsträrke , parce qu'à l'époque Gründig faisait les meilleurs produits.
Il paraît que l'influence d'une langue est liée à la puissance économique de son pays d'origine ( ce n'est pas vrai pour l'Allemagne ou le Japon ). Alors pourquoi nos industriels n'appliquent-ils pas ce principe ? En vertu de quoi a-t-on ce raisonnement asymétrique selon lequel l'anglais a évacué le français comme langue véhiculaire parce que l'industrie américaine était plus forte, et en revanche les industries françaises doivent pratiquer l'anglais si elles veulent vendre ? Quand les industries aérospatiales en Europe sont menées, et de très loin, par les entreprises françaises, quoi de plus ridicule que d'appeler l'Agence Spatiale Européenne ESA ( European ... machin ).
D'ailleurs, en dépit de la persistance de l'aveuglement criminel, et ringard, de quelques «décideurs», plus technocrates qu'entrepreneurs d'ailleurs, fossilisés dans une américanophilie d'après-guerre et qui imposent l'anglais à leurs cadres, voire à leurs employés ( M.Suard chez Alcatel , M.Descarpentries chez Carnaud Metal Box - avant qu'il ne se fasse éjecter par les actionnaires... anglais - puis chez Bull aujourd'hui : sa première décision fut de rebaptiser le comité de direction «Bull Executive Board» : il fallait au moins un spécialiste de la «stratégie» formé à la Harvard Business School et chez McKinsey & C° pour prendre une telle mesure, qui devrait, n'en doutons pas, faire à elle seule revenir les bénéfices au galop ), les plus clairvoyants ont compris qu'on peut être une multinationale et utiliser le français comme langue de travail.
C'est ainsi que, par exemple, le directeur financier de Rhône-Poulenc exposait dans une émission sur TV5 en 1993, que même après l'acquisition de Rorer aux États-Unis, le français est resté la langue de communication du groupe. C'est aussi le cas de la Compagnie Générale des Eaux. Et dans l'usine Citroën de Wuhan (Chine), tous les documents de travail sont rédigés en français et en chinois : révolutionnaire, non ? Cela ne semble pas nuire à leur réussite.
La langue n'est plus un obstacle quand la demande est plus forte que la barrière linguistique : les logiciels vedettes pour micro-ordinateurs sont américains; au départ, ils se sont imposés sur le marché national en traduisant leurs premières versions. Leur avance technologique est cependant aujourd'hui telle que de nombreux utilisateurs ne veulent pas attendre que sorte la traduction d'une nouvelle version : on voit ainsi dans la presse informatique des publicités pour des boutiques 'Version U.S.' qui proposent les dernières versions non traduites en avant-première ; on voit même apparaître depuis peu des publicités de distributeurs américains proposant de commander directement aux Etats Unis par fax, à des tarifs défiant toute concurrence ( une clause en petites lettres rappelle cependant que la TVA et les droits de douane restent à payer : bonjour la douloureuse au moment de la livraison ).
La presse micro-informatique subit le même processus : la plupart des magazines n'étaient déjà plus que des traductions de revues américaines, avec un ou deux mois de retard ; un coup d'oeil sur les kiosques permet de vérifier qu'aujourd'hui les versions américaines sont en vente en France, avec un certain succès à en juger par l'épaisseur des piles.
Alors, à quoi bon miser sur un maigre et hypothétique gain court-terme lorsque le produit de pointe est français en le baptisant d'un nom anglais ? Est-ce que Volkswagen ou Bayerische Motor Werke se sont sentis obligés de se rebaptiser People's Cars ou Motor Plants of Bavaria pour accroître leurs ventes ? Résultat : aujourd'hui, aux Etats-Unis, allemand est devenu synonyme de produit industriel de qualité.
Nos technocrates en sont encore à supprimer les accents de France .«Telecom» - une démarche qui évoque certain chanteur américain qui veut gommer ses origines en se blanchissant la peau - sans doute pour faire «international». Et pourtant, si l'on lit effectivement «Telecom» dans le Monde, les journalistes de «The Economist» prennent la peine de remettre les accents et ne connaissent que France Télécom, et Deutsche Telekom.
La reconquête linguistique est la suite logique de la conquête des marchés : en renforçant l'image de marque, encore déficitaire nous dit-on, des produits français de haute technologie, elle prépare la voie aux entreprises qui suivront, au lieu de nous cantonner à l'image traditionnelle «mode, parfums, vins et fromages-qui-puent».
Même chose dans le domaine scientifique : quand, en décembre 1993, le professeur Cohen découvre la carte du génome humain, et Jean-Louis Tholence bat le record de supra-conductivité à Grenoble, pourquoi diable publier respectivement dans Nature et Physics Letters ? Les laboratoires concurrents seraient prêts à apprendre le papou - du nord, du sud ou de l'ouest - pour lire leurs résultats ! Et si le jury Nobel ne lit que l'anglais, créons un jury Pasdecloche.
- L'industrie au service de la langue
Deux types d'industries jouent un rôle particulier pour la diffusion et l'influence d'une langue et méritent à ce titre un intérêt particulier. Les premières, baptisées industries de la langue, recouvrent « l'ensemble des activités qui visent à faire manipuler, interpréter ou générer par des machines le langage naturel écrit ou parlé par les humains » , c'est-à-dire l'ensemble des techniques qui permettront ou non à une langue de survivre dans les années qui viennent. Les secondes, les industries de la communication, permettront, en s'appuyant le cas échéant sur les premières, d'assurer la diffusion des « produits culturels » ou de l'information.
Les industries de la langue
On peut grosso modo les scinder en deux, même si les interpénétrations sont fortes dans la pratique :
- le traitement du signal, dont l'objet est d'assurer la reconnaissance et la synthèse de la parole : « l'immortalité que les livres donnent à notre langue des automates vont la donner à sa prononciation » , prions pour que cela ne soit pas avec l'accent new-yorkais. Pour 1990, en Europe, le marché du traitement de la parole serait de l'ordre de 700 millions de francs, avec une actuelle domination du Royaume-Uni (44%) progressivement remplacée par une domination allemande (33% en 1994 pour un marché total de 4 milliards de francs)
- l'ingénierie (ou génie) linguistique, dont le but, à travers des modélisations de la grammaire ( Z.Harris, N.Chomsky, M.Gross, pour n'en citer que quelques-uns ), est de permettre l'interprétation de requêtes en langage naturel, la génération de textes et la traduction. On s'accorde à reconnaître, après des démarrages successifs longtemps avortés, une explosion prochaine de ce marché : de 50 millions de dollars en 1991, le marché mondial passerait ainsi à 2500 millions en 2000 . Cette projection n'accorde que 5,8% du marché cible à la France, contre 75,5% aux Etats-Unis et 9,8% au Royaume-Uni !
Ajoutons à ces deux domaines la reconnaissance de l'écriture manuelle qui pourra enfin nous libérer de la contrainte du clavier, et dont les premières applications sortent déjà sur le marché sous forme de blocs-notes électroniques ( le « Newton » d'Apple , ou le .«Personal communicator» d'EO - société californienne créée par ... deux polytechniciens ) ( marché mondial estimé en 1997 : 7 milliards de dollars ).
L'investissement dans ces techniques, outre les services qu'il peut rendre à la langue, a d'autre part de nombreuses retombées, puisqu'elles font généralement appel aux techniques les plus sophistiquées de l'intelligence artificielle et de l'informatique ( comme les réseaux de neurones, et leur corollaire, l'architecture parallèle des ordinateurs ) dont les retombées économiques sont encore incalculables, mais où l'Europe en général, et la France en particulier, ont accumulé un retard certain par rapport à la concurrence américaine, tant dans le domaine de la recherche informatique et linguistique fondamentale, que dans les applications pratiques.
La télévision a présenté récemment un système de traduction simultanée mis au point par des équipes japonaises : la voix est d'abord analysée et convertie en texte dans l'ordinateur, puis traduite par un logiciel de traduction automatique, enfin la traduction est émise par un synthétiseur de voix. La présentation s'est faite à travers une conversation simultanée en direct entre trois pays : l'Allemagne, les Etats-Unis et le Japon, et leurs langues sont les trois disponibles actuellement sur le système, ce qui prouve la place que les japonais accordent désormais à notre langue.
Les industries de la communication
Il ne suffit pas d'être capable de parler en français à l'ordinateur et à ses périphériques audiovisuels, encore faut-il avoir des sujets de conversation.
Il est à cet égard symptomatique de constater que les géants japonais de l'électronique ont massivement investi ces dernières années aux Etats-Unis en rachetant une partie d'Hollywood ( CBS, MCA, Time Warner ) pour accéder aux catalogues de films et de disques qui feront ou non le succès ou non des différents C.D. -audio, -vidéo, -ROM et interactifs.
C'est ainsi toute une chaîne, de la production ( dans les studios ou maisons d'éditions ), à la reproduction ( chaînes haute-fidélité, télévisions, micro-ordinateurs, « multimédia » ), en passant par la diffusion ( production, lancement, exploitation de satellites, normes de diffusion, chaînes de télévision ), qu'il convient de maîtriser si nous ne voulons pas être condamnés à regarder des clips et films américains ou des dessins animés japonais, sur des télévisions japonaises construites sur une norme de télévision haute-définition numérique américaine, et à nous informer en regardant des télévisions américaines ( même traduites dans les langues vulgaires ), qui auront puisé leur information chez les agences de presse américaines, ou en interrogeant des bases de données américaines.
On s'accorde généralement à reconnaître que, plus encore que l'école ou la législation, c'est la télévision, hertzienne, qui est venue à bout des langues régionales et a imposé le français en France, le toscan en Italie, le Hochdeutsch en Allemagne, etc... Cette révolution culturelle, souvent décrite comme une plaie, est aujourd'hui en passe d'être remplacée par une autre : la télévision par satellite. Pas une semaine sans que l'on apprenne la création d'une nouvelle chaîne. Dans le même temps, ce que l'on considérait encore il y a peu comme un luxe, un gadget pour des populations nordiques à habitat clairsemé, devient aujourd'hui un produit accessible au plus grand nombre : environ 2500 F pour les équipements les moins onéreux, soit le prix d'un lecteur de disques laser et guère plus qu'une console de jeux japonaise. La gratuité d'une grande quantité des programmes devrait avoir pour effet une diffusion au moins aussi rapide que pour les lecteurs de C.D. Les citadins qui n'achèteront pas de parabole s'abonneront au câble ( qui décolle, malgré des débuts difficiles : fin 88 : 100 000 abonnés, aujourd'hui : nettement plus d'un million ).
Quand on sait le temps moyen passé par les enfants devant la télévision ( plus qu'à parler avec leurs parents en tout état de cause ), et leur impressionnante rapidité d'apprentissage dès lors qu'une activité est ludique, on ne peut que se réjouir à l'idée qu'ils vont très bientôt être tous polyglottes, et trembler d'effroi en songeant qu'ils parleront par la suite de préférence dans la langue qui leur proposera le plus de chaînes récréatives.
Face à cette révolution imminente, quelle est l'attitude des pouvoirs publics et des industriels du secteur ? Une stratégie frileuse et protectionniste.
Nous avons trois satellites français de télévision :
- Télécom 2B, qui diffuse en SECAM et en clair M6, France 2, Arte, TF1, Télé-Monte-Carlo et RTL (tous deux bientôt cryptés), et en D2MAC crypté Ciné-cinéfil et Ciné-cinémas,
- Télécom 2A, qui diffuse en SECAM crypté le "bouquet" de programmes "Canal satellite" de Canal+ ( Canal+, Canal J/Jimmy, MCM (clips), Planète (reportages), Ciné-cinéfil, Ciné-cinémas, Eurosport (vf) et Paris-Première) , en D2MAC crypté Canal+ 16/9, Ciné cinémas 16/9 et en D2MAC non crypté, France 2 16/9, devenu France Supervision (nombreux programmes spécifiques),
- TDF1, qui termine sa vie après un cuisant échec et qui diffuse en D2MAC MCM (16/9, crypté), Canal+(4/3, crypté), et Arte, et se trouve à la même position orbitale que le satellite allemand TVSAT ( R.T.L. plus, SAT1, et 3SAT).
Voilà qui est fort bien. Comme les installations de réception les moins coûteuses ne pointent que sur un seul satellite, les français ne regarderont que des progr que l'anglais, l'allemand et le néerlandais. En revanche, une version spéciale pour les français, avec décrochages pour des événements spécifiquement français, est disponible sur le satellite «privé» de Canal plus, Télécom 2A, en version cryptée, moyennant abonnement. Cependant, la version de base reste complètement anglophone pour tous les affichages ! Et quel anglais ! Celui du quinzième arrondissement ou de Boulogne : un classement de pays nous a appris récemment l'existence de la «Tcheque Republic» ( un anglais aurait sans doute écrit Czech ). Et même sur TF1, la publicité pour la fusion des deux chaînes s'est faite avec des affichages uniquement anglais.
C'est d'ailleurs le même phénomène que l'on constate sur Euronews, autre merveille du genre, où l'on a récemment vu des images en provenance de «South Corea» ( à Ecully, banlieue de Lyon, c'est ainsi que des journalistes français, italiens, espagnols ou grecs écrivent Korea ).
Entre un français correct et un anglais de basque espagnol, nos grands hommes ont donc fait leur choix, qui doit susciter le même sourire d'apitoiement chez les anglophones que les «oui, bwana» ou «bien, sahib» chez leurs grands parents.
Dans le cas d'Euronews, c'est encore plus grave, puisque ce sont les chaînes publiques France 2 et France 3, qui nous représentent, dans un groupement où ne figurent aucune chaîne anglaise ni allemande, mais les télévisions belge francophone, chypriote, égyptienne, finlandaise, grecque, italienne, monégasque, portugaise et espagnole, et qui a néanmoins choisi délibérément de nous imposer l'anglais comme langue quasi-unique d'affichage, à commencer par le nom de la chaîne, en dépit d'une bande sonore en cinq langues ( français, italien, espagnol, anglais et allemand - pourquoi ces deux dernières ? , et bientôt arabe), et alors que cette chaîne était censée nous délivrer de l'information satellitaire uniquement anglophone de CNN ou de la BBC. Alors que cette chaîne émane de l'Union Européenne de Radiodiffusion dont les deux langues officielles sont le français et l'anglais. Alors surtout, que le siège est à Lyon et qu'à travers France Télévision et la redevance, c'est le téléspectateur français qui paie majoritairement.
Mais les cartes ou les noms de villes sont déjà entièrement en anglais, à l'unique exception de ceux qui concernent la France, l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne : le reste du monde est réputé anglophone (Ivory Coast, Morocco, Lebanon, Cambodia, etc...). Les noms des magazines sont éloquents : «No comment», «Post Card», .«Lab News», «Zapping», «Focus», «Odeon», «Style», «Media», «International» (certains cherchent le consensus franco-anglais pour mieux nous endormir). Deux font exception : «Ecologia» et «Economia», mais ce dernier a pour rubriques «Markets», .«Interest rates» , «Exchange rates» et «Analysis». Lesuo;Langue française SA», pour toucher au moins des «royalties» à l'occasion de tout anglicisme ).
- Les leçons de l'histoire
S'il est vrai que l'ouest du bassin méditerranéen a adopté la langue latine, celle du plus fort, comme langue commune, il est bon de se rappeler qu'elle ne s'est jamais imposée dans la partie orientale, où non seulement la langue la plus civilisée ( la koinh ) a survécu et s'est imposée à l'occupant :
« Graecia capta ferum victorem cepit »,
mais où aussi la civilisation a perduré quelque mille ans de plus.