Défense de la langue française   
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HALTE À LA MORT DES LANGUES


Le combat d'Internet doit certainement être pris au sérieux par les défenseurs des idiomes apparemment en bonne santé, comme le français, l'allemand, l'espagnol, l'italien, le portugais, toutes langues que j'ai appelées fédératrices (cf. Hagège 1994, chapitres 1-4). Car à bien y réfléchir, elles ne sont pas à l'abri. L'anglo-américain est engagé dans un processus d'expansion dont, à moins d'évènements imprévisibles, on ne voit pas, actuellement, les limites possibles. On pourrait, certes, considérer que cela n'est pas un malheur pour l'humanité, et qu'au contraire, il est bon qu'il existe une langue à vocation de plus en plus manifestement internationale, qui s'ajouterait naturellement à la langue maternelle de chacun. J'ai plaidé pour le bilinguisme, ou plutôt le multilinguisme, mais non pas au bénéfice de l'anglo-américain (cf. Hagège 1996a).
L'anglo-américain ne peut pas être une véritable langue internationale, c'est-à-dire un instrument neutre permettant à chacun de communiquer partout. Il est le vecteur d'une culture qui risque d'engloutir toutes les autres en faisant d'elles des objets négociables. Par ailleurs, il n'est pas simplement, dans un univers idéal de quatre milliards de bilingues, un des partenaires d'un couple d'avenir, où il figurerait harmonieusement aux côtés d'une langue nationale. Il a des moyens, sinon la vocation, d'être un jour langue unique. Le processus peut, certes, être long. Mais une des conclusions que l'on devrait tirer du présent livre est la suivante : tous les facteurs de la mort des langues, qu'ils soient politiques, économiques ou sociaux, sont capables d'agir au détriment de toute langue autre que l'anglais, et au bénéfice de ce dernier. La dévalorisation explicite du bilinguisme dans les plus grands pays anglophones en est une illustration frappante, parmi d'autres. Et surtout, du fait des techniques modernes de communication, la puissance et la rapidité qui caractérisent la diffusion actuelle de l'anglais dans le monde entier dépassent de très loin celles qui, dans le passé, ont permis à d'autres idiomes, comme le latin il y a deux mille ans, de conduire à l'extinction totale un grand nombre de langues.
Une conséquence inattendue de cette situation doit être soulignée. La promotion de langues dont les défenseurs entendent réagir contre une politique centralisatrice ou contre une ancienne domination coloniale est, qu'on le veuille ou non, un phénomène à deux visages. En tant qu'acte d'affirmation, de liberté et de défense des langues minoritaires, il ne peut qu'être chaudement soutenu. En tant qu'acte politique dirigé contre la langue dominante d'autrefois, il peut toujours être utilisé comme une arme par les avocats de la suprématie de l'anglais. Car la promotion des langues minoritaires présente deux avantages : d'une part, l'anglais n'a rien à craindre de langues locales où s'exprime l'identité culturelle d'un peuple légitimement habité d'un désir de reconnaissance ; d'autre part, l'anglais a tout à gagner dans les courants d'idées où l'on accuse d'être des « instruments d'oppression » les langues qui, comme le français, lui tiennent tête et ont une vocation internationale.
La menace que fait peser la suprématie de l'anglo-américain sur les langues les plus parlées du monde doit, certes, être relativisée, dans les circonstances actuelles : du chinois mandarin (près de 900 millions de locuteurs) au japonais (125 millions), en passant par le malais, l'arabe, le hindi, le bengali, le russe, ces langues ont encore devant elles une ample carrière. Mais la situation évolue vite. Je n'inclus pas ici, par exemple, l'espagnol (266 millions environ) ni le portugais (à peu près 170 millions), en dépit de ces chiffres qui le justifieraient pleinement, car la plus grande partie des hispanophones et des lusophones se trouvent sur le nouveau continent, et qu'il suffit d'avoir vécu au Mexique, au Brésil ou en Argentine, pour savoir combien l'américanisation y est forte, et surtout, y progresse.
Or le français, qui ne figure pas même, avec les quelque 100 millions de locuteurs qu'il compte sans doute à travers le monde, parmi les 9 langues les plus parlées, continue néanmoins, aujourd'hui comme hier, de tenir la seconde position derrière l'anglais, en termes, non pas de volume démographique, mais de diffusion universelle, ainsi que de présence dans les institutions internationales et dans l'activité mondiale de traduction. Dès lors, le français, même si cette seconde place est souvent plus théorique que réelle, même si, dans bien des organismes, son statut d'égalité avec l'anglais est fréquemment violé, ne peut pas ne pas apparaître comme un rival encombrant, dont on souhaite, consciemment ou non, l'éviction. C'est pourquoi sa promotion face à l'anglais revêt une valeur symbolique. Sa défense et son illustration sont depuis longtemps liées à celles de la place qu'occupent la culture française et la francophonie dans le monde.
Le français est une affaire éminemment politique. Chacun sait, y compris ceux qui s'en gaussent ou s'évertuent à la vilipender, que la défense de l'exception culturelle par les acteurs de la politique française n'est pas une petite guerre d'opérette. En défendant la culture, c'est-à-dire la vie, le français défend sa vie. Il défend aussi, et par là même, celle de l'allemand, de l'italien et d'autres langues d'Europe, pour ne parler que d'elles.
Ainsi, la longue réflexion, alimentée de faits variés, que j'ai conduite dans ce livre sur le thème dramatiquement ignoré, de la mort des langues trouve son point d'orgue dans une prise de conscience de l'omniprésence du danger. On pourra sourire de ces vaticinations. On pourra arguer du fait que les États-Unis, en dépit des violences de la vie quotidienne, de l'impérialisme croissant, etc., sont une grande démocratie, que beaucoup aiment à s'y rendre ou à y vivre, et que l'anglais est une belle langue, porteuse de modernité, qui séduit la jeunesse dans presque tous les pays, puisqu'elle la fait danser et chanter, et ne fait gronder que des censeurs attardés. Quelque argument que l'on produise, la menace de mort qui pèse sur les langues prend aujourd'hui le visage de l'anglais. Et je gage que les plus avisés des anglophones ne sauraient vouloir d'un monde qui n'aurait plus, pour se dire, qu'une seule langue.
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