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Point de vue
Une langue si « easy »
(Le Monde )8 août 2002
par Dominique Noguez
AINSI, une nouvelle fois, la Commission de Bruxelles vient de proclamer qu'il y a quelque chose de plus fort que la loi Toubon (qui faillit s'appeler loi Tasca, puisqu'une partie éclairée de la gauche avait préparé une loi du même genre peu avant l'alternance de 1993), de plus fort que la Constitution de la République française (qui stipule, en son article 2, que « la langue de la République est le français »), de plus fort qu'une langue qui a mille ans d'histoire et quatre siècles et demi d'emploi officiel, et c'est... la circulation des marchandises à travers l'Union européenne ! En gros, si l'on a bien compris, certaines multinationales pressées, avides de profit maximal et donc peu désireuses de dépenser ne serait-ce que 1 centime d'euro pour la traduction du nom et du mode d'emploi de leur bimbeloterie, se seraient élevées contre l'obligation que leur fait la loi française - depuis bien avant la loi Toubon, d'ailleurs : depuis la loi Bas-Lauriol de 1975 - d'utiliser en France la langue indigène pour « la désignation, l'offre, la présentation, la publicité écrite ou parlée et les modes d'emploi d'un article ou d'un produit ».
Il n'y a pourtant pas là de quoi fouetter un chat. C'est même la moindre des choses, de la part de n'importe quel commerçant ayant pour son « aimable clientèle » (comme on disait jadis) ce minimum de respect consiste à s'adresser à elle dans sa langue, de façon non à l'embrouiller, mais à s'en faire comprendre.
Apparemment, les choses ont changé.
On ne craint plus désormais de plonger les consommateurs dans des perplexités infinies au moment de l'achat, et même, faute de mode d'emploi compréhensible, de mettre leur vie en danger au moment de l'utilisation et du dosage des produits.
Soyons beaux joueurs, et commençons par féliciter ces multinationales d'avoir si bien su se faire entendre (trouvant, comme souvent, des alliés contre le français en France même : cette fois, une chaîne de supermarchés en infraction pour des bouteilles de Coca-Cola dans le Puy-de-Dôme !) : elles et leurs intérêts sont, à l'évidence, beaucoup plus puissamment relayés à Bruxelles que tous ceux qui ont la charge de défendre et illustrer notre langue et ses usagers, et tous ceux, philosophes ou linguistes, qui auraient pu - qui auraient dû - leur rappeler qu'il y a tout de même des hiérarchies dans les choses de la vie, et que le droit qu'on s'adresse à vous en votre langue dans votre pays, surtout quand il s'agit d'une des six langues officielles de l'ONU, parlée sur tous les continents, naguère encore la principale langue de travail des institutions européennes, que ce droit, dis-je, vaut bien celui de fourguer au moindre coût des marchandises unilingues dans tous les recoins du monde capitaliste.
Pour l'heure, et c'est une agréable nouveauté, le gouvernement français a tout de même réagi avec fermeté par la bouche de son secrétaire d'État à la consommation, Renaud Dutreil, mais rien ne sera sûr tant que l'opinion publique n'obtiendra pas l'abrogation de la honteuse directive européenne n°79/112 du 18 décembre 1978 qui, de lecture biaisée en interprétation tordue, a permis une telle dérive. C'est elle, en particulier, qui a nourri l'extravagant arrêt du 12 septembre 2000 de la Cour de justice des Communautés européennes, qui prétendait interdire qu'« une réglementation nationale impose l'utilisation d'une langue déterminée pour l'étiquetage des denrées alimentaires » et considérait, reine des euphémismes, que pourrait bien suffire « une autre langue facilement comprise par les acheteurs » (entendez l'anglo-américain). Il est vrai que, pour noyer un peu le poisson, et dans sa grande mansuétude, elle accordait aussi aux consommateurs dépossédés de leur langue et qui ne parleraient pas anglais le droit d'être informés « par d'autres mesures ». Qu'est-ce à dire ? Pictogramme ? Langage des sourds ? Télépathie ? On ne sait.
Sincèrement, est-ce pour cela que nous avons voulu faire l'Europe ? Nous voulons l'Europe pour être plus heureux, plus sûrs de nous, plus fiers de nos cultures respectives, non pour vivre constamment sur le qui-vive, dans l'attente du nouveau mauvais coup que Bruxelles nous réservera. Il faut reconnaître qu'il y a un point commun entre les juges européens et ce capitalisme impatient qu'ils défendent avec tant d'empressement : c'est que l'homme n'existe plus pour eux comme individu complexe, irremplaçable, parlant et pensant, mais comme plus petit commun dénominateur de la grande arithmétique de la marchandise, réduit à l'état d'acheteur docile et interchangeable, si possible aveugle et muet. (Où es-tu, Europe des cultures ?) Dans cette perspective, la langue n'est plus le critère suprême de l'humanité de l'homme, plus une richesse à préserver par-dessus tout, mais un empêchement au commerce !
Car le rêve du capitalisme roi, déjà perceptible dans ces réseaux de chaînes qui aspirent à imprimer leur indiscret logo dans toutes les rues et sur tous les paysages du monde, est le modèle unique, étendu à la planète entière. Tout ce qui oblige à une diversification ou à une adaptation lui fait horreur. Aujourd'hui, l'ennemi est la diversité des langues nationales, mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Il est d'autres différences qui compliquent les ventes, notamment dans les vêtements : le sexe, la taille, le coloris. Après tout, exiger un pantalon ou une robe qui aille et dans une certaine couleur est aussi un frein au commerce de masse ! L'uniforme unisexe, unicolore et étiqueté en anglais, voilà l'idéale des multinationales triomphantes et, apparemment, des juges européens.
Dans le récent et brutal rappel à l'ordre de la France par les commissaires de Bruxelles, il y a cependant un mystère. Ces messieurs font les gros yeux en faignant de croire que nous appliquons la loi Toubon, alors qu'ils savent très bien que nous ne l'appliquons pas, qu'elle est bafouée dix fois par jour, que nos ordinateurs nous parlent déjà plus qu'à moitié anglais, que, depuis des décennies, jusque dans les produits culturels les plus raffinés, nous acceptons déjà - du moins, nuance ! nous subissons sans trop hurler - l'étiquetage en anglais.
Alors, pourquoi ce nouveau coup de règle sur les doigts ? Parce que la loi Toubon paralyse vraiment le commerce européens ? Si c'était le cas, les juges et les hauts fonctionnaires de Bruxelles ne s'acharneraient pas sur la France seule. Ils s'en prendraient également à nos amis anglais qui de facto, ne s'arrangent pas moins que nous pour obtenir la traduction dans leur langue des notices de produits allemands, grecs ou chinois. Mais voilà : leur langue est l'anglais, langue taboue, alors que la langue Descartes, de Voltaire et de Proust - mais aussi celles de Gœthe d'Homère ou de Lao Tseu - ne le sont pas.
En réalité, cette affaire d'étiquetage n'est qu'un galop d'essai. Si personne ne bronche, d'autres suivront, beaucoup plus rudes. Par exemple : pourra-t-on encore longtemps enseigner en français en France (et en italien en Italie, en danois au Danemark, en grec en Grèce) ? La Commission ne tardera pas à soutenir que c'est empêcher l'accès de nos écoles, lycées et universités aux Flamands, Hollandais, Anglais et aux autres francophiles qui seraient susceptibles de vouloir y faire leurs classes et qui comprennent, par contre, cette langue si « easy » que la Commission et Romano Prodi sont en train d'imposer discrètement (par exemple dans les négociations avec les pays de l'Est) comme unique langue de communication européenne.
Le commerce n'est donc qu'un prétexte. Le parti anglophone en Europe et dans le monde (qui n'est pas fait que de ressortissants anglais ou américains, mais aussi d'allogènes qui se fantasment en sujets de sa Glorieuse Majesté ou, surtout de l'Oncle Sam, et qui partagent un certain messianisme « wasp ») ne manœuvre pas seulement, pas d'abord pour des raisons économiques. La France l'agace moins parce qu'elle oblige Coca-Cola ou les marchands de magnétoscopes à traduire que parce qu'elle freine l'hégémonie programmée de l'anglo-américain. « There's the rub ! », comme dit Hamlet. C'est là qu'est le hic.
Du coup, rien n'est perdu. Les Européens qui veulent une Europe différente des Etats-Unis, les Américains qui aiment une Europe qui ne soit pas le clone de leur pays, les amis de la diversité des langues et des cultures nous rejoindront. Le parti anglophone a sa détermination, qui est grande, et sa logique, qui est cohérente. Mais nous avons les nôtres, qui ne le sont pas moins. Elles sont celles de l'exception culturelle, qu'on la rebaptise ou non « diversité ». Minoritaires culturels et linguistiques de tous les pays, unissons-nous ! Sans illusion, mais sans pessimisme. Nous vaincrons, parce que nous sommes les plus faibles !
Dominique Noguez
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