L'histoire des nations prouve que le vainqueur assoit définitivement sa domination lorsque le vaincu finit par adopter sa langue. Si l'on se fie à ce constat, la victoire du capitalisme anglo-saxon triomphant est proche. Au détour d'un banal article du projet de loi portant sur les mesures d'urgence à caractère économique et financier (Murcef), adopté dans la nuit du mercredi 2 au jeudi 3 mai, les députés ont baissé la garde devant l'impérialisme de l'anglais, sous prétexte qu'« on ne doit pas pénaliser la place de Paris » et que plus de 40% des investisseurs sont des étrangers.
En matière boursière, la langue de Shakespeare, ou plutôt celle de Wall Street, risque de devenir la règle puisque le document adressé aux actionnaires sera désormais « rédigé en français, ou, dans les cas définis par le règlement, dans une autre langue usuelle en matière financière. Il doit être alors accompagné d'un résumé rédigé en français ». Ainsi, lorsqu'une grande entreprise française détaillera sa nouvelle stratégie ou ses plans de restructuration, le petit porteur francophone devra peut-être se contenter d'un « achetez, tout va bien ». Encore ne sera-t-il redevable de ce modeste résumé qu'à quelques vaillants députés, qui tard dans la nuit, ont amendé le texte du gouvernement qui proposait, à l'origine, que les documents soient « rédigés dans une langue usuelle en matière financière », autrement dit en anglais.
Le Conseil d'État avait annulé, en décembre 2000, une disposition en tous points similaire qui figurait dans un arrêté du ministre de l'Économie, au motif qu'elle contredisait la loi de 1994 sur la défense de la langue française. Le Conseil d'État avait alors rappelé que la loi faisait obligation de présenter une version en langue française « aussi lisible , audible ou intelligible que la présentation en langues étrangères ».
Le gouvernement et le législateur d'aujourd'hui semblent prêts à renier ceux de 1994. Ne reste plus que le Conseil constitutionnel, s'il est saisi par soixante députés ou sénateurs, pour empêcher cette nouvelle avancée de la langue anglaise, en s'appuyant notamment sur un article de la Constitution qui dispose que « la langue de la République est le français ». À l'heure où le Premier ministre, Lionel Jospin, affirme que si on ne peut aller à l'encontre de l'« économie de marché », on peut au moins résister à la « société de marché », faire entrer la langue du conquérant dans les mœurs n'est peut-être pas le meilleur moyen d'immuniser les esprits. On sait déjà depuis longtemps que derrière la share-holder value et le corporate governance se cache une idéologie qui place l'actionnaire au cœur des décisions stratégiques des entreprises. La France n'a ni les moyens ni l'ambition de s'opposer à ce modèle efficace de fonctionnement de l'économie. Mais adopter son vocabulaire, c'est se priver des moyens de faire entendre ses petites différences. Et on ne voit vraiment pas en quoi imposer une traduction in extenso des documents d'information en français pénaliserait les entreprises. Peut-être faudra-t-il bientôt s'y faire : si l'argent n'a pas d'odeur, il aura bientôt un accent.