Défense de la langue française   
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Le français, futur latin de la planète ?
Par Bertrand Poirot-Delpech de l'Académie française

Connaissance des Arts n°577 - novembre 2000 -

Les langues sont des organismes vivants. Comme eux, elles ont des origines floues, et leur mort est certaine, sauf à survivre à l'état de traces dans celles qui les remplacent. Le français est-il entré en agonie, face à un anglo-américain en cours de mondialisation ?
De la Renaissance à la Première Guerre mondiale, nous avons tenu notre rang dans la partie à quatre - anglais, allemand, espagnol, français - que menait l'Europe dans le reste du monde grâce à sa suprématie technique, militaire, coloniale. Il nous reste de ce règne des illusions d'éternité, et des angoisses de châtelains assiégés. Atouts et faiblesses se conjuguent devant cet enjeu, que tranchera, en tout état de cause, le siècle commençant.
Avantage, inconvénient ? Les deux ? Plus qu'aucun pays, la France fait de la langue une affaire institutionnelle, un attribut de souveraineté, codifié d'en haut. Ainsi doivent s'interpréter l'ordonnance de Villers-Cotterêts par laquelle François 1er imposa le français, en 1539, dans tous les actes officiels, et la fondation de l'Académie, en 1634, par Richelieu, avec mission de rédiger un Dictionnaire donnant à notre langue des règles « sûres », « élégantes » et propres à « traiter des Arts et des Sciences ».
Après plus de trois cent soixante ans, l'Académie continue à remplir ce rôle. Elle le fait avec lenteur - la huitième édition date de 1935 et la prochaine, parvenue cet automne à la lettre M, devrait s'achever vers 2005 - mais sans passéisme excessif. Nous légiférons moins que nous n'enregistrons l'usage, pourvu que celui-ci soit bien formé et bien installé. Les argots trop triviaux et les modes trop éphémères ne sont pas retenus. Nous n'authentifions que les innovations liées aux progrès. Elles porteront le total des articles de trente-cinq mille à plus de cinquante mille.
Une autre institution veille, en France, à la formation de mots nouveaux : la Commission de Terminologie et de Néologie, créée par décret du 3 juillet 1996 auprès du Premier ministre, présidée par le conseiller d'État Gabriel de Broglie, et où siège notre secrétaire perpétuel(le) ou son représentant. Tour à tour, les divers ministères techniques proposent des termes nouveaux dans leurs domaines : spatial, biochimie, nucléaire, informatique, etc. Des listes paraissent régulièrement au Journal Officiel, avec mention, ou non, du visa académique, après « navette » quai Conti. La plupart des vocables inédits sont issus de l'anglais. Notre souci n'est pas de contrer ce mouvement, commandé par l'origine des avancées technologiques, mais d'éviter les barbarismes serviles, et de réactiver des expressions françaises, quand il en existait. « Logiciel » est le meilleur exemple d'équivalence trouvé, et adopté, pour Software.
Des spécialistes venus du Québec, de Belgique, de Suisse romande font partie de la Commission. La francophonie est en effet une des sources de vitalité du français. Si ce dernier ne se situe plus qu'à la onzième place des langues parlées dans le monde, il est au deuxième rang dans la communication internationale. On compte cent douze millions de francophones - soit 7,7 % de plus qu'en 1990. Quatre-vingts millions d'élèves apprennent le français, avec quelque neuf cent mille professeurs, ce qui nous place en tête des langues enseignées sur la planète, après l'anglais. Des organismes permanents ont été mis en place, avec un secrétaire général, M. Boutros Boutros Ghali. Mais les nominations et programmes souffrent de dépendre excessivement des États. Une langue survit par l'utilité qu'elle présente et le charme qu'elle exerce, plus que par des décisions gouvernementales.
Encore faut-il que les mœurs et les gosiers s'accordent. Nos cousins de la francophonie sont souvent plus inventifs que l'Hexagone, parce que plus directement menacés, en Amérique du Nord notamment ; mais sommes-nous prêts à traduire zappeur par saute-chaînes - comme cela se fait à Montréal - et zapper par pitonner ? Plus efficace serait de cultiver nos points forts traditionnels - médecine, droit -, de favoriser les échanges d'étudiants, de tenir bon sur le génie et le maniement du français sur notre propre sol.
À cet égard, les constats de faillite sont préoccupants. La syntaxe se détraque, autant que les vocabulaires. Les dérives sont plus le fait de l'élite, fascinée par la modernité made in USA, que dans les milieux modestes, attachés à transmettre intacte la grammaire des aïeux. Les relevés de bourdes et à-peu-près sont sans fin.
Glané dans des copies de collège : « les asperges poussent sous la terre pour pas qu'on les attrape » ; « la canne à sucre est l'ancêtre de la betterave » ; « avant, les tracteurs s'appelaient des bœufs » ; « c'est un Allemand qui a inventé le phénomène de la germination » ; « le petit du veau s'appelle l'escalope » ; « les vaches mangent de l'herbe, parce que si elles mangent du bœuf elles s'aperçoivent que c'est leur mari » ; « le caviar pousse dans des poissons très chers » ; « le dauphin est l'homme le plus proche de l'animal » ; « en France, l'accouchement des femmes dure neuf mois » ; « le funiculaire est le petit doigt de la main » ; « les hommes ont un cerveau, et les femmes une cervelle » ; « le cancer est une maladie astrologique » ; « le cerveau a des capacités tellement étonnantes qu'aujourd'hui, pratiquement, tout le monde en a un »…
La radio et la télévision rivalisent de non-sens avec ces perles de cancres. Il s'y ajoute les euphémismes de la technocratie, du genre plan social mis pour licenciements, et des métaphores automatiques empruntées au sport, au jeu, au spectacle, à la cuisine, comme la stupide « cerise sur le gâteau ».
L'inflation des heures consacrées à l'audiovisuel par rapport à la lecture, de l'oral face à l'écrit, est un des éléments de la dégradation galopante. Les dérives scolaires n'en sont que les conséquences, encore que l'effacement du latin-grec, préjudiciable à l'apprentissage du français, relève de volontés ministérielles.
Ces volontés ne sont pas sans risques, quand elles prétendent hâter des évolutions sociales réputées positives. Si l'Académie s'est émue des textes officiels prescrivant la féminisation des noms de titres et de fonctions, ce n'est pas par ignorance ou refus d'une tendance indéniable - mon pronostic personnel est qu'elle a déjà gagné -, mais par respect de l'usage, des délais qui sont les siens, et par méfiance envers les intrusions autoritaires du politique dans la vie du langage, phénomène le plus naturel, le plus démocratique qui soit, et qui doit le rester.
Une dernière menace pèse sur l'enrichissement, donc sur la prolongation, du français à partir d'un socle de règles anciennes : l'informatique généralisée. Autour de Régis Debray, inventeur du concept de médiologie (ou étude des effets des techniques de communication sur les contenus), des enseignants se sont alarmés, l'été dernier, lors d'un colloque à Cerisy. L'Internet serait en passe de condamner toute spéculation discursive, toute réflexion philosophique, toute pensée autonome.
Les prophètes de malheur se multiplient : « Et si le français n'était bientôt plus qu'un nouveau latin à l'usage d'ultimes copistes ? »; « Et si les dernières langues survivantes se fondaient dans l'américain des aéroports et des congrès pour former une novlangue basique telle que l'ont redoutée les plus sombres sciences-fictions ? »
Le pire, heureusement, n'est pas toujours sûr. Maxime que j'ai entendue d'un marin bilingue, confondant pire avec le pier anglais, traduire par : « le quai des ports n'est pas forcément un bon abri »…
B. P.-D.
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