Cela n'a pas traîné : à peine l'ancien « marine » américain Guy Wyser-Pratte et le fonds de pension NR Atticus - domicilié, comme il se doit, dans un paradis fiscal , les îles Vierges britanniques - venaient-ils de réussir leur raid éclair sur le groupe français André (chaussure et vêtement, 140 000 salariés, 2 358 magasins) qu'ils « débarquaient » les dirigeants en place et prenaient une première décision hautement symbolique : les conseils d'administration, à Paris, se tiendraient désormais uniquement en anglais. Le nouveau patron, M. Nathaniel Rothschild (28 ans), mettait en application les règles de la corporate governance, concept anglo-saxon qui désigne la dictature de l'actionnaire et qui, en anglais, a quand même une tout autre allure que sa traduction française, d'ailleurs peu employée : le « gouvernement d'entreprise .». On pourra faire valoir que M. Rothschild est de nationalité britannique, ce qui n'est le cas ni de M. Serge Tchuruk, PDG d'Alcatel, qui a exigé que l'anglais soit la langue de travail dans tout son groupe et qui ne laisse sortir aucune note de son bureau en français, ni de M. Louis Schweitzer, PDG de Renault, qui a imposé l'usage de l'anglais dans les comptes rendus des comités de direction d'une entreprise jadis « vitrine » sociale de la France.
À ce stade, l'observateur, fût-il agrégé d'anglais, a tout intérêt à marquer une pause. N'est-il pas déjà off limits ? Comme chacun croira ou voudra voir l'influence des États-Unis derrière celle de langue anglaise, il court le risque de commettre le pire des blasphèmes, celui de céder à l'antiaméricanisme. Car on ne plaisante pas, dans la « bulle médiatique » du Paris des deux rives, avec un tel chef d'accusation. Ce qui , dans tout autre pays, relève du simple constat, résigné ou non, d'une servitude linguistique volontaire, et des intérêts qu'elle légitime, prend immédiatement en France la dimension d'un casus belli. Défendre le droit de s'exprimer, de travailler et de recevoir toutes les informations dans sa propre langue - le français en France, l'allemand en Allemagne, etc. - vaut acte d'agression contre les États-Unis.
Il est prudent d'appeler alors à la rescousse des auteurs étrangers. Par exemple le journaliste et écrivain Luis Fernando Verissimo, l'une des « grandes signatures » du Brésil, pays lusophone, comme nul n'en ignore. Voici quelques extraits de sa première chronique, intitulée « In English », dans le quotidien O Globo de Rio de Janeiro : « I am writing this in English to set an example. I think the Brazilian press has the patriotic duty to start publising news and opinion in English so the people at IMF can know what is going on here on a daily basis without having to wait for reports and resumes. With the troublesome Portuguese out of the way, they can assesss our situation directly by reading our newspapers and make the necessary decisions more quickly. I plan to write in English from now on, reverting to Portuguese only in the case of untranslatable words like "marketing", "currency board", etc., and hope that the responsible press will follow my lead. » En note, le chroniqueur joint quand même un résumé en portugais « pour ceux qui utilisent encore cette langue obsolète [2] ». Cette charge, qui a mis les rieurs de son côté, soulignait que les vraies décisions ne se prenaient pas à Brasilia, mais à Washington, et que le pays était aussi victime d'une sorte de « dollarisation » linguistique.
Ce que Luis Fernando Verissimo a évoqué symboliquement, certains, on vient de le voir, l'ont déjà mis en pratique en France et ailleurs, et beaucoup d'autres doivent en rêver. Et, à tous, la démarche de cet auteur qui tourne en dérision les choses sérieuses paraîtra parfaitement incongrue : « We are not amused », comme aurait dit la reine Victoria. Or ni la France ni l'Europe ne sont dépendantes des États-Unis comme l'est le Brésil. On nous dit même en permanence que l'euro peut tenir la dragée haute au billet vert, que les Quinze sont la première puissance commerciale du monde, etc. D'où vient alors cette étrange volonté de mimétisme linguistique, cette fascination pour la puissance, qui va même au-devant des désirata américains . Peut-être pouvons-nous y voir la manifestation de la volonté frustrée d'être ce que l'on ne pourra jamais être, sauf à changer de passeport : un citoyen américain, qui, seul, peut légitimement saluer la bannière étoilée, les autres devant se contenter de l'arborer sur leurs accessoires vestimentaires. Jusqu'à la chute du mur de Berlin, cette aspiration s'est concrétisée dans l'atlantisme. Depuis lors, c'est le culte partagé de la mondialisation qui a pris le relais.
Outre-atlantique, on a depuis longtemps compris que la solidarité anglophone était un puissant ciment. Ainsi ce n'est certainement pas un hasard si le réseau d'espionnage Echelon, de la National Security Agency, employant plusieurs dizaines de milliers de personnes et doté de moyens électroniques et satellitaires de pointe, a pour seuls partenaires à part entière des pays de langue anglaise - l'Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni -, pour lesquels les États-Unis sont une seconde patrie, et qui sont par conséquent jugés fiables à 100 %. Appartenir à ce cercle magique, qui manifeste sa cohésion dans de multiples domaines, est hors de portée des non-anglo-saxons, quels que soient leurs efforts et génuflexions. Adopter la langue du maître apparaît comme un second best, une solution de deuxième rang, faute de mieux.
On peut constater que David Rothkopf a été entendu au-delà de tous ses espoirs en France, et parfois même avant de s'être exprimé… Comme il serait maladroit de revendiquer directement l'adoption de la langue de l'Amérique, on fera, là comme ailleurs, le détour par l'Europe. Il y a douze ans, Alain Minc voyait prophétiquement dans l'anglais la « langue naturelle » de l'Europe [4] . Plus récemment, Alexandre Adler confirmait : « L'anglais, parlé par les Européens, deviendra une langue unique de communication, à côté de laquelle les langues nationales garderont leur utilisation [5] . » Sans doute une langue « unique » de communication, comme l'était le russe dans les pays de l'Est à la grande époque du pacte de Varsovie ? Ce n'est en tout cas pas M. Romano Prodi qui y fera obstacle : le président de la Commission européenne, tout locuteur d'une langue latine qu'il soit, est en effet un anglomaniaque sans états d'âme. On l'a dit, l'atlantisme faisait autrefois office de patriotisme de substitution pour les « sans-papiers-américains ». Ce rôle est maintenant tenu par la mondialisation. Les choses sont parfaitement claires à cet égard : « Globalization is us ! », a tranché sans appel un éditorialiste américain de renom [6] . Faut-il vraiment traduire ce que tous les intéressés savaient déjà ? Dans une mondialisation « heureuse », le bonheur est dans la langue de la métropole, victorieuse sans combat d'une « guerre de velours » dont un universitaire spécialiste d'informatique - donc présumé non « archaïque » - précise ce qui est attendu du vaincu : « Pouvoir lui vendre n'importe quoi, pouvoir lui faire accepter facilement toute décision politique, en faire un allié docile et soumis [7] . » Comme quoi on peut être capitaine d'industrie, responsable politique national ou international, voire plume de renom, et se complaire dans le rôle de l'« idiot utile » dans un « casting » écrit par d'autres…