Revue : UNE CERTAINE IDÉE
Les paradoxes de la francophonie
Par Pierre-André Wiltzer *
LE DÉFI DE LA LANGUE FRANÇAISE
Comment se fait-il que la francophonie, référence rituelle des discours officiels et raison d'être proclamée d'une organisation internationale regroupant plus de quarante pays de par le monde, reste un concept aussi flou et une démarche politique aussi velléitaire ?
Une explication pourrait se trouver dans l'ambiguïté même du mot, qui désigne à la fois l'usage de la langue française et un des volets de notre politique étrangère.
Mais la vraie raison, selon moi, est à rechercher dans la tête des Français.
« Quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver ! », disait l'abominable Goebbels.
Quand il entend le mot francophonie, le Français, surtout s'il fait partie de l'élite des « décideurs », arbore quant à lui une moue dubitative, si ce n'est un sourire ironique.
Fâcheuse exception française, car on ne retrouve un tel état d'esprit dans aucun autre pays francophone.
Est-ce la trace d'une mauvaise conscience postcoloniale mal surmontée ? Est-ce le signe d'un manque de confiance dans les valeurs de civilisation dont notre langue est porteuse ? Est-ce le fruit d'un malentendu sur le concept de francophonie, réduit à la défense du « beau langage » du passé contre les évolutions de la langue ? Est-ce enfin l'effet de la mode qui veut que tout ce qui vient d'Amérique doit être admiré et donc adopté, y compris ce concentré d'anglo-américain à usage international véhiculé par le « business », le « Net » et la publicité ?
Quoi qu'il en soit, le constat est sans appel : les Français ne sont pas à la pointe du combat pour la défense et la promotion de leur langue, si l'on excepte une poignée de militants admirables qui se battent contre la résignation et le conformisme ambiants.
Pourtant, si l'on y réfléchit un peu, la francophonie est une idée forte et moderne.
Au moment où la mondialisation commence à produire ses effets grâce à la puissance des nouveaux moyens de communication, au moment où la libéralisation des échanges ouvre à l'économie américaine la possibilité d'établir sa domination sur tous les marchés, y compris celui des produits culturels (presse, cinéma, télévision, sites Internet et leurs produits dérivés), s'affirme la volonté croissante des peuples de défendre leur langue et leur culture, c'est-à-dire leur personnalité.
Aujourd'hui, la francophonie est d'abord un refus. Le refus de l'uniformité et du nivellement. Le refus d'une « monoculture » produite par la seule logique du marché.
Elle est un moyen de préserver la diversité des langues et des cultures qui sont le patrimoine de l'humanité.
S'est-on demandé, par exemple, pourquoi des pays comme l'Égypte ou le Vietnam, dont les populations sont loin d'être francophones dans leur majorité, tiennent tant à participer à la francophonie ? C'est bien parce qu'ils y voient un moyen de faire contrepoids à un risque d'hégémonie économique et culturelle mondiale.
Pour nous, Français, et pour les autres francophones du monde, le « vouloir vivre en français » est l'une des formes que prend la résistance des langues et des cultures face à un « prêt-à-porter » linguistique et culturel venu d'ailleurs. Bien entendu, les francophones ne peuvent prétendre, à eux seuls, faire contrepoids à ce phénomène. Il leur faut des alliés et il en existe, par exemple du côté des hispanophones, des lusophones, des germanophones, des italophones, pour ne parler que de l'Europe.
Certains de nos voisins commencent à réagir, avec un peu de retard sur nous mais moins de complexes : les Portugais, s'appuyant sur les Brésiliens, ont constitué la « communauté des pays de langue portugaise » ; au sein des autorités de L'Union européenne, les Allemands ont récemment fait un éclat en refusant de participer à des réunions où l'utilisation de l'allemand n'était pas assurée ; le gouvernement de Rome travaille à une politique de défense et de promotion de l'italien.
Nous devons nous en réjouir et unir nos efforts aux leurs, car l'objectif de la francophonie n'est pas d'assurer une quelconque suprématie du français sur les autres langues ni de s'enfermer dans une citadelle assiégée par l'anglo-américain. Il est de préserver une diversité dans laquelle le français trouvera sa place de langue internationale à côté des autres.
Si nos compatriotes, et d'abord ceux qui exercent une inf1uence dans les médias et les affaires, acceptaient d'envisager la question de la langue française sous cet angle, leur point de vue dans le débat s'en trouverait sans doute singulièrement modifié. Et l'on verrait mieux où se situent les ringards et les modernes !
La politique en faveur de la langue française est faite de paradoxes. Le premier est que, encore considérée en France avec défaitisme ou négligence par beaucoup de faiseurs d'opinion, elle s'inscrit pourtant dans une nouvelle dynamique mondiale. Le combat contre la « mal bouffe » est populaire, la lutte contre les atteintes à notre langue ne l'est pas.
Mais il est tout aussi paradoxa1 de constater l'écart entre les déclarations gouvernementales et les actes qui sont censés les traduire dans la réalité.
On l'a vu avec le refus gêné opposé par le gouvernement actuel comme par son prédécesseur devant la demande d'inscription dans la Constitution d'un membre de phrase mentionnant la coopération francophone parmi les orientations de la politique internationale de la France. On le voit aussi à travers la modestie des moyens affectés à la promotion de la langue française en France et dans le monde et à la coopération avec les pays francophones.
En dépit des discours et des réunions internationales à grand spectacle, la francophonie n'est toujours pas une véritable priorité de la politique gouvernementale.
Sur le plan interne, nous disposons d'un arsenal de textes législatifs qui permettent de garantir l'usage du français en France, mais leur application reste timide et lacunaire, on continue, par exemple, d'assister à l'organisation chez nous de colloques, bénéficiant pour certains de l'aide des pouvoirs publics, dans lesquels l'expression en français est proscrite, les questions au gouvernement à ce sujet ne suscitent que des réponses embarrassées, quand réponses il y a…
Quant à la coopération francophone multilatérale, elle bénéficie de moyens financiers limités. En 1999, les principaux opérateurs de l'Organisation internationale de la francophonie - l'Agence de la francophonie, l'Agence universitaire francophone et TV5 - ont reçu à peine plus d'un milliard de francs français de l'ensemble des pays contributeurs, dont les deux tiers ont été versés par la France, soit 4 % environ de ce que ces pays versent aux institutions internationales multilatérales (Banque mondiale, Union européenne, ONU, etc.) et un pourcentage équivalent du financement de leurs coopérations bilatérales.
Comme, parallèlement, ces crédits de coopération bilatérale diminuent depuis quelques années et que le nombre des pays bénéficiaires augmente, on voit combien l'évolution est préoccupante.
Les pays francophones du Sud manifestent de plus en plus clairement leur inquiétude et les pays d'Europe centrale et orientale qui ont rejoint la Francophonie au cours des dernières années expriment leur déception devant la faiblesse des aides qu'ils reçoivent.
Il serait temps que la France assure le rôle de pilote que ses partenaires attendent de la part du principal pays francophone !
Ce qui est vrai des moyens de la Francophonie l'est aussi des objectifs qui lui sont assignés sur le plan international.
La vocation de la Francophonie est-elle de renforcer la communauté des pays francophones - c'est-à-dire en liant leur appartenance à cet ensemble avec une promotion véritable de la langue française en leur sein - par une politique de coopération et de développement vigoureuse, ou bien est-elle, en s'élargissant sans cesse, de devenir une « sous-ONU » aux contours et aux objectifs vagues ?
Comme l'Europe, la francophonie est confrontée à une question d'approfondissement ou d'élargissement.
Là aussi on attend de la France qu'elle prenne l'initiative d'une réflexion avec ses partenaires, afin de définir des orientations claires, assorties des moyens nécessaires.
Enfin, puisque la promotion de l'État de droit, des libertés fondamentales et de la démocratie est le premier principe affirmé par la Charte de la Francophonie, pourquoi les Parlements des pays francophones, regroupés au sein de l'Assemblée parlementaire de la Francophonie, sont-ils considérés avec tant de réticence si ce n'est de méfiance, par les appareils gouvernementaux, y compris en France ?
Les Français ne se doutent pas de l'attente que suscite, dans le monde, la construction d'une communauté francophone, respectueuse des identités nationales mais porteuse des idéaux de liberté, de solidarité et de justice.
C'est l'écrivain Amin Maalouf qui nous le dit : « Le combat pour la diversité culturelle sera gagné lorsque nous serons prêts à nous mobiliser, intellectuellement, affectivement et matériellement, en faveur d'une langue menacée de disparition, avec autant de conviction que pour empêcher l'extinction du panda ou du rhinocéros » (Les Identités meurtrières).
* Vice-président de l'Assemblée nationale, député de l'Essonne, président de la Commission politique de l'Assemblée parlementaire de la Francophonie, secrétaire général de l'UDF.