Deux ans après la parution de leur premier rapport en 1999 sur la situation de la langue française en France et dans les institutions de l'Union européenne, les principales associations de défense et de promotion du français font le point.
Où en sommes-nous ? Le français continue-t-il de céder du terrain à l'anglo-américain et dans quels domaines, à quelle vitesse, pour quelles raisons ? Résiste-t-il parfois. Où cela, du fait de qui ou de quoi, avec quel succès ?
Ce second rapport répond à toutes ces questions, en se fondant sur l'observation méthodique et scrupuleuse de l'évolution des faits depuis 1999.
Globalement, la langue française continue d'être trahie par les « élites » de notre pays qui se résignent de plus en plus à la domination de l'anglais en France même, voire la favorisent. Après la finance, l'entreprise, la publicité et la recherche voici que le nouveau terrain de conquête de la langue anglo-saxonne est celui de l'enseignement. Les hautes sphères de l'Administration civile et militaire française elles-mêmes sont également affectées par le mitage anglophone de leurs pratiques linguistiques.
Certes, l'emploi du français demeure partout en France la règle de principe. En pratique, cependant, on se résigne de plus en plus à la préférence anglophone ou, au mieux, au bilinguisme.
L'avenir du français, dans ces conditions, pourrait paraître particulièrement sombre en raison des effets « boule de neige » de la domination de l'anglo-américain.
Pourtant, ce rapport nous révèle au contraire des raisons d'espérer : manifestement, la conscience du danger de l'abus d'anglais émerge en France et, avec elle, la volonté de résistance et le désir d'inversion du cours des choses. En près de trois ans, la situation a beaucoup évolué à cet égard.
Huit aspects de la question linguistique sont ainsi passés au crible de l'analyse.
I -
L'ÉVOLUTION DU DÉBAT PUBLIC SUR LA SITUATION LINGUISTIQUE
Globalement, l'opinion publique française demeure largement inconsciente de l'ampleur du recul de la langue française et des menaces de sa marginalisation dans notre vie économique, sociale et culturelle.
Les Français adorent leur langue, mais majoritairement, ils ne veulent pas croire à son déclin ou n'osent exprimer leur crainte à ce sujet parce qu'ils demeurent mal informés et parce qu'on les a persuadés longtemps que défendre sa langue c'est « ringard » et inutile.
Or, leur environnement médiatique à ce sujet est en train de changer.
Ainsi, au cours des trois dernières années, le nombre d'articles d'information et d'analyse sur les atteintes répétées au droit à l'emploi de la langue française, en particulier dans le monde du travail, ont été beaucoup plus nombreux qu'au cours des années précédentes : on parle presque partout dans toutes les catégories de médias, beaucoup plus et surtout beaucoup mieux du recul du français face à l'hégémonie galopante de l'anglo-américain.
À quelques exceptions près (
Le Monde, notamment), l'excès n'est plus repéré de notre côté, mais bien du côté des idéologues ultra-libéraux de «
l'anglo-américanomanie ».
Les enjeux économiques et sociaux de l'abandon du français dans nos entreprises sont sans doute le mieux reconnus et le plus souvent dénoncés par la presse. Après la défaite dans l'opinion publique de la «
mal-bouffe » c'est bien celle de la «
mal-langue » qui s'annonce et c'est tant mieux aussi !
Les hommes politiques ne s'y trompent pas : les rangs de ceux qui soutiennent et relaient notre lutte ne cessent d'augmenter.
Encore faudrait-il, pour que le débat sur notre avenir linguistique cesse définitivement d'être passionnel et obscurantiste et se fonde enfin sur la connaissance approfondie des faits et sur la raison, que nos gouvernants se décident enfin à s'en donner les moyens. Ils devraient lancer à cet effet un vaste programme d'études et de recherches concernant l'évolution des pratiques linguistiques en France et l'analyse de toutes ses conséquences notamment économiques et sociales. C'est ce que nous demandons en vain depuis plusieurs années.
II -
CONSOMMATION ET PUBLICITÉ
Si dans le domaine de l'étiquetage et des notices accompagnant les biens et les services, la loi du 4 août 1994, la vigilance des associations et l'action des services de la DGCCRF [1] ont pu contenir, voir réduire, l'invasion de l'anglais, il n'en va pas de même pour la publicité. La presse écrite, les affichages dans les rues, les médias audiovisuels, l'Internet, témoignent de l'américanisation de la communication institutionnelle ou commerciale.
Même si elle présente des lacunes, la loi contient des dispositions pour sanctionner de tels comportements. Malheureusement nous devons constater, une réelle incurie des pouvoirs publics, pour les mettre en application dans ce domaine.
D'autre part, la pression de la réglementation européenne se fait sentir dans le sens d'une plus grande tolérance à l'égard d'une langue « facilement comprise » dont on devine facilement quelle elle sera.
Plusieurs mesures devraient découler de ce constat :
- Modification de la loi du 4 août 1994 afin de combler les lacunes et faciliter l'application des sanctions ;
- Sensibilisation, par les politiques, des services de contrôle.
III -
LE MONDE DU TRAVAIL
L'emploi quasi généralisé de l'anglais dans les instances de direction des grandes entreprises françaises est maintenant un fait presque accompli.
Celles qui ne conservent que le français comme langue de travail et de communication pour leurs cadres dirigeants deviennent rares. Mais celles qui font exception, comme BEAUFOUR IPSEN, démontrent qu'il n'y a pas de fatalité de l'abandon du français et que le choix de l'anglais ne rime pas avec efficacité.
Même si la plupart des chefs d'entreprises s'abstiennent encore de tout coup de force linguistique en faveur de l'anglais à l'égard des autres catégories socioprofessionnelles, la pression en ce sens demeure forte et toute la stratégie du patronat français s'organise pour que l'anglais devienne langue obligatoirement connue, sinon employée, par tous.
La maîtrise de l'anglais devient, en effet, une condition de plus en plus souvent imposée pour accéder à l'emploi et bénéficier de promotions, même en dehors de toute nécessité technique.
Pourtant la résistance commence à s'organiser, notamment là où on l'attendait le moins, c'est-à-dire essentiellement dans les secteurs les plus profondément et les plus anciennement passés à l'anglais (transports internationaux, établissements bancaires et financiers, assurances, recherche).
De nombreux experts économiques commencent de leur côté à mettre en évidence les effets négatifs de l'abus de l'anglais. Certains chefs d'entreprise eux-mêmes amorcent un changement d'attitude en faveur du français (L. Schweitzer pour Renault, en particulier).
Le rapport relate par ailleurs certains faits de résistance exemplaires de représentants syndicaux d'entreprise (BNP PARIBAS et AIR FRANCE, notamment).
IV -
LE MONDE DE LA RECHERCHE
En 1999, le Ministère de la Recherche et le CNRS ont lancé un concours pour créer de nouvelles équipes de recherche, en exigeant que les dossiers de candidature pour les sciences de la cognition et l'étude du génome soient rédigés en anglais, condition présentée comme indispensable à l'expertise scientifique. Selon le ministère, la loi « impose l'utilisation du français par les services publics dans leurs relations avec les usagers mais non l'inverse », et donc un ministère peut imposer à ses agents de lui répondre dans une langue étrangère. Les chercheurs ont ainsi le choix entre employer le français et respecter la loi, ou obéir aux distributeurs de crédits publics et employer l'anglais. Maints chercheurs français sont prêts à accepter l'abandon du français dans l'espoir de réduire l'influence des mandarins, et parce que l'anglais leur paraît la seule langue scientifique sérieuse. Pourtant des rapports sont souvent faits par des étrangers sur des documents rédigés en français.
Chaque année, des Français organisent en France des congrès entièrement en anglais et financés sur fonds publics, en expliquant qu'ils n'ont pas diffusé d'informations en français par souci d'économie, mais que ces colloques font merveille pour la renommée de la science française. Le dépôt d'une plainte auprès des procureurs de la République conduit souvent les organisateurs à se mettre en conformité avec la loi. Mais quand cela ne suffit pas, la plainte reste presque toujours sans suite de la part des procureurs. Une seule affaire a été suivie d'effet, et gagnée par les associations. La plainte n'est même pas toujours reçue, ainsi, le procureur de Toulouse a de son propre chef refusé d'appliquer la loi.
La Direction de l'Assistance publique à Paris a décidé en 2000 de ne plus tenir compte des publications en français pour évaluer l'activité de recherche des laboratoires. Cette décision entérine l'attitude des médecins, qui, dans un but carriériste, négligent tant leurs publications en français qu'ils préfèrent ne pas les mentionner et ne citer que celles en anglais. Malgré les protestations des parlementaires et d'une partie du milieu médical, toutes les hiérarchies de l'Assistance publique et des ministères de la Santé, de la Recherche, et de la Francophonie, ont à leur tour entériné sans la discuter cette décision administrative, en négligeant ses conséquences sur les relations entre chercheurs de pays francophones, l'enseignement, le recrutement, la qualité des soins, et la pensée médicale.
Ainsi, les chercheurs, administrateurs et même parfois magistrats, ne considèrent pas la loi sur la langue française comme s'imposant à eux. Les gouvernants craignent d'être moqués en tentant de la faire respecter, et les parlementaires sont impuissants. Nulle politique n'est menée sur l'usage de la langue, pourtant indispensable à la vie intellectuelle et à la cohésion nationales. Cependant une prise de conscience paraît commencer. Ainsi le Syndicat National des Chercheurs Scientifiques a souligné, dans une lettre au Premier Ministre, la fonction politique de la langue pour les relations internationales et l'indépendance intellectuelle.
V - L'ENSEIGNEMENT
Dans le primaire et le secondaire, à l'exception des sections dites « internationales », « bilingues » ou « européennes », la langue de l'enseignement est toujours le français.
Dans l'enseignement supérieur, en revanche, l'avancée de l'anglo-américain est très forte, notamment dans les écoles de commerce ou d'ingénieurs où de plus en plus de cours sont dispensés en langue anglaise. Dans ces structures, les étudiants doivent impérativement connaître la langue anglaise qui devient ainsi dans le meilleur des cas une seconde langue d'enseignement en France et parfois LA langue de l'enseignement des disciplines importantes (commerce, sciences, informatique, notamment).
À l'Université, une tendance du même ordre est constatée et est même soutenue par l'agence gouvernementale
ÉduFrance. Celle-ci, pour augmenter le nombre des étudiants étrangers en France, n'a rien trouvé de mieux que de préconiser la création de «
cursus, tout ou partie en langue anglaise dans toutes les formations ». Elle préconise également de ne plus subordonner la délivrance des visas à un étudiant étranger à «
la connaissance de la langue française » lorsque « la discipline est enseignée en anglais »! La ficelle est grosse, mais le nœud coulant se resserre.
Internet, est également le vecteur de la
marchandisation du Savoir par l'anglo-américain, avec son image contrefaite d'efficacité et de compétence. Mais Internet par sa nature même, est l'un des instruments de la résistance pour peu que l'on s'en donne les moyens.
Devant l'offensive de la première puissance universitaire du monde, les États-Unis d'Amérique, seule une politique volontariste, ouverte et largement gratuite pourrait permettre à un enseignement supérieur en français, largement gratuit, d'exister et de concurrencer celui des Anglo-Saxons.
L'Europe communautaire, pour sa part, poursuit, derrière sa volonté affichée de plurilinguisme, la construction d'une Union du savoir qui donne la préférence à l'anglo-américain.
Si le but de l'Éducation nationale est bien de «
ne pas former des chômeurs cultivés ni des travailleurs bornés », pour reprendre la formule du sociologue Claude Lessard, la priorité doit être donnée à la maîtrise de la langue française assortie de l'ouverture de notre enseignement au monde, aux techniques nouvelles et à l'apprentissage des langues.
VI - INTERNET
Les études récentes montrent que désormais les utilisateurs d'Internet sont à moins de 50% des anglophones, et que sur la Toile, la langue anglaise représente moins de 70% des ressources. Néanmoins, la place des francophones comme de la langue française, autour de 3%, n'atteint pas le niveau relatif qu'on pourrait attendre. Outre le biais initial anglophone et le taux d'équipement toujours moindre chez les francophones, bien qu'il ait fortement progressé, la sur-représentation de l'anglais est aussi fortement épaulée par une anglomanie systématique de tout le secteur public, qu'il soit national, européen ou international, dont les serveurs parlent anglais, soit en première langue, soit en seconde langue obligatoire, et cela, dans tous les pays sous domination de l'Otan. C'est ainsi qu'à de rares exceptions près, c'est aux initiatives privées et libres qu'on doit la progression, absolue sinon relative, du nombre de pages en français. Il semble bien que l'
homo sapiens sapiens a acquis une confiance en lui suffisante pour parler sa langue, alors que l'
homo academicus, l'
homo publicus ou l'
homo europeanus suit encore le modèle de la soumission à l'idiome dominant du groupe. Les entreprises les plus efficaces de ce secteur (Yahoo, Sun, Netscape, Google,…) ayant compris tout l'intérêt qu'elles avaient à proposer leurs sites et logiciels dans le plus grand nombre de langues, il semble bien que la sélection naturelle devrait rapidement éliminer les individus les plus archaïques. Ce passage a été écrit sur un ordinateur équipé d'un navigateur
Netscape en français, d'un
Star Office de
Sun et d'un
Microsoft Office en français, d'un antivirus de
McAfee en français, d'un logiciel
Eudora de
Qualcomm en français, d'un
RealPlayer de
Real Networks en français, d'un
Adobe Acrobat Reader en français… et d'un modem ADSL
Speed Touch USB d'Alcatel - fourni par
Wanadoo (France
Telecom) - dont les programmes d'installation et de contrôle… sont en anglais.
VII -
LES INSTITUTIONS EUROPÉENNES
La France a joué un rôle majeur dans la construction européenne. Elle continue à le jouer mais au prix du sacrifice de certains de ses intérêts vitaux, notamment du statut de la langue française. Si celui-ci paraît être solidement garanti en droit et ancré dans la plupart des institutions, au moins dans celles de l'Union, en effet, il est constamment, insidieusement ou ouvertement, remis en cause dans les faits. Les représentants de la France ne sont du reste pas les derniers à fermer les yeux sur les nombreuses dérives constatées, voire à les encourager et à y participer, en violation des (molles) instructions reçues, qui ne sont guère assorties de sanctions.
Dans l'Union, la Commission est certainement la plus coupable et la plus favorable à un passage de l'Union au tout- anglais. On en trouve l'illustration dans ses propres pratiques linguistiques, mais aussi dans ses programmes d'action dont le dernier exemple est sa volonté d'unifier le marché du travail européen par l'usage généralisé de l'anglais en milieu de travail.
Mais la Cour de Justice des Communautés, dont le français reste la langue officielle, développe une jurisprudence très dangereuse, qui aboutit à faire considérer qu'il est de moins en moins nécessaire de traduire dans les langues nationales à partir « d'une langue aisément compréhensible » par tous, ou presque tous, les Européens quelque peu éduqués...
En dehors des institutions de l'Union proprement dite, la Banque Centrale européenne et l'Office européen des brevets sont des moteurs très puissants de domination de l'anglo-américain. Le rapport décrit l'évolution et la situation dans ces domaines.
VIII -
L'ADMINISTRATION ET LES SERVICES PUBLICS
C'est au cœur des plus hautes instances de l'appareil d'État français que se concentre le pire en matière de pratiques linguistiques.
Les grands « pantoufleurs » de l'Inspection générale des finances et les conquérants des strapontins des grandes institutions internationales issus de la Haute Administration civile et militaire française sont aussi souvent de grands déserteurs de la langue française et les meilleurs zélateurs de la langue de l'Empire auquel ils donnent ainsi le gage le plus visible de leur servilité.
À la Banque centrale européenne de Francfort comme à la Commission de Bruxelles, au Fonds Monétaire International comme à l'ONU, à l'OMC comme à l'OCDE, à l'OTAN comme dans les forces spéciales de l'ONU, les exemples de la préférence donnée à l'anglais par nos représentants abondent dans le rapport. Il s'agit pourtant souvent d'institutions dont le français est l'une des langues officielles.
Les institutions publiques nationales ne sont pas en reste : ainsi le ministère de l'Agriculture, la DATAR, le Commissariat général au Plan, l'INSEE, des Universités, de nombreux organismes publics, sacrifient souvent le français au profit de l'anglais.
Face à cette situation, les gouvernements de la République laissent faire, et ne prennent aucune sanction contre les hauts fonctionnaires fautifs, au mépris des règles qu'ils édictent eux-mêmes en ce qui concerne l'emploi du français.
C'est décidément dans le secteur public que se situent probablement les raisons majeures du recul de la langue française et des menaces qui pèsent sur son avenir. C'est donc là qu'il faut en premier mener la lutte .
DGCCRF : Direction général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.