Mme Henriette Walter est la moitié de la voix, la moitié du discours que le régisseur de Mme la marquise tient à sa maîtresse: « Tout va très bien, madame la marquise... » On se rappelle qu'il ajoute, après sa monotone formule (dix fois reprise), que les écuries ont brûlé, que la grange est dévastée, les cuisines inondées... Il ne reste bientôt plus rien du château. « Tout va très bien... » On ignore si Mme Henriette Walter est familière des visions d'apocalypse mais, s'agissant de la langue française, qui est l'objet constant de son étude, on doit avancer qu'elle en est exempte.
Pour ce professeur émérite à l'université de haute Bretagne, directrice du laboratoire de phonologie à l'École pratique des hautes études et membres du Conseil supérieur de la langue française, linguiste et, de surcroît, nous dit-on, « linguiste de terrain ». La langue française, aujourd'hui, n'a jamais été aussi saine ni aussi vigoureuse. Tout va très bien : « Je trouve qu'elle se porte très bien et qu'elle s'adapte parfaitement au monde qui change. » De livre en livre, et jusque dans le plus récent, Honni soit qui mal y pense (1), elle l'affirme avec une telle assurance tranquille et heureuse que, secoué, on rouvre ses dossiers, on se replonge dans ses notes, on relit les lettres indignées et blessées de lecteurs à l'adresse des journaux prodigues de franglais, on regarde avec plus d'attention les enseignes des magasins et, en se pinçant, on se demande si on n'a pas rêvé le douloureux propos de Michel Serres, affirmant que les rues de Paris (entre autres villes) offrent plus d'exemples d'une « occupation » langagière par l'anglo-américain que jadis par l'allemande...
On ne dressera pas, ici, un tableau du désastre - le journal tout entier n'y suffirait pas - que provoque la domination de l'anglo-américain, domination sans exemple à ce jour dans l'histoire du monde. Pas de pays européen qui ne s'en inquiète et ne tente d'organiser la résistance, souvent dans le désarroi.
« Il n'y a pas de raison de s'inquiéter, l'anglais ne tuera pas le français. »
Mais alors tous ces mots disparus, dont on ne sait pas si, improbables Lazares, ils ressusciteront un jour ? Emploi, boulot, travail, tués par job ; relancer, stimuler, doper, éradiqués par booster ; sournois, terrassé par rampant ; s'écraser, écrasé par se crasher ; accord ou négociation, enterrés par deal...
La désintégration par infiltration, comme on le voit avec le cas possessif anglais, désormais tombé dans notre langue, qu'il ronge : Planet'Bio et, deux fois aberrant, Raimondo Pizza's, que j'ai collecté à Toulon. Quelques exemples entre mille... Tout va très bien...
Pour ne rien dire de la forme passive et du participe présent, éléments fondateurs de l'anglais, qui pèsent sur notre syntaxe au détriment de la forme active et de la proposition subordonnée. Tout va très bien...
Comment expliquer que, pour Mme Henriette Walter, « tout va bien » ? Outre une remarquable cécité et surdité {elle estime que le français se porte, aujourd'hui en Roumanie, aussi bien qu'hier), son travail d'historienne est en cause. Là où, pauvres de nous autres, nous ne voyons que de l'anglais, elle sait, elle, que le latin est derrière : canceler, par exemple, pour annuler. Le latin ne constituant pas moins les deux tiers du vocabulaire anglo-américain, nous sommes invités à nous servir de ce vocabulaire et à recevoir de lui sans mesure ! Vrai, nous dit-elle, que l'anglais est la langue de la science, mais, comme les mots, là aussi, viennent à 80 %, du latin voilà qui nous dispense du travail de néologie. Tout va très bien...
Davantage : l'anglo-américanomanie tiendrait à une mode. Destinée à passer, donc. Mme Henriette Walter semble ignorer jusqu'à la mondialisation, qui la propage, l'aggrave, l'installe. Tout va très bien... Elle est persuadée que la langue française est riche d'un principe d'autorégulation, qui lui permet, sans aide, de faire le ménage: elle se débarrasserait toute seule de ce qui, à la longue, risquerait de l'affaiblir et de la dévoyer. Tout va très bien...
Elle évoque l'Entente cordiale ( ! ) et. pour elle, les relations entre les langues anglaise et française relèvent d'une « histoire d'amour » ! Nous ne conseillerons pas à Mme Henriette Walter un voyage chez les Québécois : forts d'une conscience linguistique dont elle est dépourvue, ils savent, eux, que les langues ne sont jamais égales, paisibles, et qu'il y en a toujours une qui s'efforce de remporter sur l'autre - ou sur les autres. Tout va très bien...
« L'introduction de l'anglais en (classe) primaire lui ménagerait une sorte de tunnel extrêmement redoutable, qui aboutirait à la précarisation, à l'extinction à longue échéance des grandes langues européennes. » De Claude Hagège, l'an dernier. Où, l'Entente cordiale?
Contre la vision irénique, pour ne pas dire angélique, de Mme Henriette Walter, on se prend, les jours de découragement, à souhaiter que, bientôt (le 18 juin, par exemple), un linguiste de haute volée, lance (de Londres, ce qui ne manquerait pas de sel) un solennel appel à la résistance. À Vichy, où Mme Henriette Walter ne manquerait pas d'aller, elle serait le maréchal Pétain de la langue française. Elle « positiverait » : un mot dont elle fait l'éloge, comme à Carrefour. Tout va très bien, madame la marquise.