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À long terme, l'uniformisation menace l'espèce humaine
(Extrait du Courrier International n° 486 du 24/02 au 01/03/2000)
Lorsqu'une culture est assimilée par une autre, la langue menacée subit un processus qui passe généralement par trois étapes. Dans un premier temps, les locuteurs subissent une très forte pression - politique, sociale ou économique - pour parler la langue dominante. Ce phénomène peut venir d'en haut, sous forme de mesures d'incitation, de recommandations ou de lois, ou bien de la base, par la pression du groupe ou en raison de la nécessité économique. La deuxième phase correspond à une période de bilinguisme émergent. On maîtrise de mieux en mieux la nouvelle langue, tout en étant toujours compétent dans l'ancienne. Puis, souvent très rapidement, le bilinguisme commence à s'estomper, et l'ancienne langue cède le pas à la nouvelle. Cela débouche sur la troisième phase, au cours de laquelle la jeune génération s'identifie de plus en plus à la nouvelle langue, l'ancienne ayant à ses yeux moins d'intérêt. Il arrive souvent à ce stade que parents et enfants éprouvent une certaine honte à utiliser l'ancienne langue. les familles qui continuent de la parler voient diminuer le nombre de leurs interlocuteurs et, le domaine d'usage se rétrécissant, cela aboutit à la création de « dialectes familiaux ». En une génération - parfois en une décennie -, un bilinguisme salutaire peut évoluer vers un semi-linguisme gauche [on ne parle aucune des deux langues correctement] pour aboutir à l'unilinguisme.
Quel remède à cela ? Dans le cas de beaucoup de langues, il est trop tard pour faire quoi que ce soit, parce que les locuteurs sont soit trop peu nombreux soit trop âgés, ou bien parce que la communauté linguistique est trop occupée par ailleurs à essayer de survivre. Mais bien d'autres langues n'en sont pas à ce stade et on peut encore dans bien des cas les revitaliser. Il existe des exemples probants en Australie, en Amérique du Nord et en Europe. Mais il faut pour cela qu'un certain nombre de conditions soient réunies : la communauté elle-même doit avoir envie de sauver sa langue ; la culture plus vaste dans laquelle elle s'inscrit doit respecter les langues minoritaires ; et il faut des fonds pour financer les cours, le matériel pédagogique et les enseignants.
La mort d'une langue est-elle vraiment une catastrophe ? N'est-ce pas un signe de progrès de modernité ? Tant qu'il reste quelques centaines, voire un ou deux meilleurs de langues, tout va bien. Eh bien non ! La disparition des langues devrait nous préoccuper au même titre que celle des espèces animales ou végétales. Car cela réduit la diversité de notre planète. Des décennies de sensibilisation à l'écologie ont fini par nous convaincre que la biodiversité est une bonne chose. La diversité linguistique n'a malheureusement pas bénéficié de la même publicité.
La diversité occupe une place centrale dans la théorie de l'évolution, car elle permet à une espèce de survivre dans des milieux différents. L'uniformisation présente des dangers pour la survie à long terme d'une espèce. Les écosystèmes les plus forts sont ceux qui sont le plus diversifiés. On dit souvent que, si nous avons réussi à coloniser la planète, c'est parce que nous avons su développer des cultures très diverses, adaptées à différents environnements. La nécessité de conserver une diversité linguistique repose sur ce type d'argument. Si la multiplicité des cultures est une condition nécessaire pour un développement humain réussi, alors la préservation de la diversité linguistique est essentielle, puisque les langues écrites et orales sont le principal mode de transmission des cultures.
Tout le monde n'est pas d'accord. Certains adhèrent au mythe de Babel, qui veut que la multiplicité des langues mondiales soit davantage une malédiction qu'un bienfait, imposée par Dieu comme châtiment à l'orgueil débordant de l'humanité. Si nous n'avions qu'une seule langue au monde, que ce soit l'anglais, l'espéranto ou autre chose, tout irait mieux pour tout le monde. La paix dans le monde serait assurée.
Un repère identitaire et un motif de fierté.
Rien n'est moins vrai. Un monde monolingue n'apporterait pas la paix. Les principaux foyers de tension de ces dernières décennies étaient des pays unilingues : le Cambodge, le Vietnam, le Rwanda, le Burundi, la Yougoslavie, l'Irlande du Nord, etc. Toutes les grandes nations unilingues ont connu des guerres civiles. Si les peuples ont envie de croiser le fer, il faut davantage qu'une langue commune pour les en dissuader.
Nous avons bien plus de chances de promouvoir un monde pacifique en nous souciant des droits des peuples et de leur identité en tant que communautés. Et l'emblème majeur d'une communauté est sa langue. Une politique de promotion du multilinguisme et le respect des langues minoritaires sont bien plus à même de jeter les bases d'une coexistence pacifique.
Il est peut-être trop tard. Si seulement la génération de mes grands-parents avait… Ce type de réaction est courant parmi les petits-enfants d'une communauté qui n'a pas transmis sa langue. la première génération ne s'inquiète généralement pas outre mesure, car elle se débat encore pour asseoir son nouveau statut social et s'approprier sa nouvelle langue. la deuxième génération, qui manie avec aisance la nouvelle langue jouit d'une situation socio-économique bien plus confortable, commence à s'inquiéter de l'héritage perdu. La langue des ancêtres, jadis source de honte, est alors perçue comme un repère identitaire et un motif de fierté. Si elle a disparu, s'il n'en reste aucune trace et si personne ne s'en souvient, il n'y a aucun moyen de la récupérer. Si, en revanche, un effort, si modeste soit-il, a été fait pour la préserver, cela laisse aux générations futures la possibilité de faire leur propre choix.
David Cristal*
*Professeur honoraire de linguistique à l'Université du pays de Galles à Bangor et auteur de la Cambridge Encyclopœdia of language.
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