L’association Bruxelles-Europe, diversité linguistiqueavec sa présidente,
Claire Goyer Comment promouvoir le
plurilinguisme au sein de l’Union européenne ? Que disent sur ce point les
traités fondateurs ? Pourquoi observe-t-on une dérive générale vers l’anglais ?
Quelles sont les possibilités de préserver la diversité des langues ? Autant de
questions auxquelles répond Claire Goyer, présidente de l’association
DLF-Bruxelles-Europe, diversité
linguistique. Référence : SAV205 Adresse de cet article : http://www.canalacademie.com/article966.html Claire Goyer, française vivant à Bruxelles, proche des
institutions européennes, ancien professeur d’anglais, a fondé, en avril 2005,
une section de l’association Défense de la langue française (DLF) dont
l’appellation même révèle les objectifs : Bruxelles-Europe-diversité
linguistique.
A Claire Goyer, Canal Académie a d’abord posé une simple
question : Pourquoi avoir créé une section de Défense de la langue française à
Bruxelles ? La présidente a d’abord rappelé que DLF est une association
française, présidée par Jean Dutourd, membre de l’Académie française. Son comité
d’honneur regroupe un bon nombre d’académiciens dont Hélène Carrère d’Encausse,
Erik Orsenna, Jean Cluzel, président de Canal Académie. DLF existe depuis 1958.
Son objectif est multiple : entre autres, faire rayonner la langue française et
en défendre l’emploi. Elle a par ailleurs mandat pour faire appliquer la loi
Toubon.
En Belgique, pays de grammairiens tels que Maurice Grevisse et son
successeur André Goosse, il y a aussi de nombreuses associations consacrées au
français et à la francophonie. En créant cette section, l’objectif de Claire
Goyer n’était pas d’entrer en concurrence avec elles. Mais il était temps de
mobiliser la société civile autour d’un groupe de pression décidé à se faire
l’écho de l’inquiétude engendrée par la dérive vers le tout anglais dans les
administrations européennes : dérive en contradiction non seulement avec la
lettre des traités mais aussi avec l’esprit même de la construction européenne.
Rappelons-en la devise : « Unie dans la diversité ». C’est ainsi, qu’en avril 2005, Claire Goyer, avec quelques amis
proches des institutions européennes, a créé « DLF Bruxelles-Europe, diversité
linguistique » avec une devise empruntée à Claude Hagège : « On ne défend bien
sa langue qu’en parlant celle des autres ». Un mot sur cette devise : il y a
dans cette phrase l’idée d’échange, d’ouverture vers l’autre, d’empathie.
J’apprends ta langue pour te connaître et pour me faire connaître. Défendre sa
langue ne signifie pas défendre une citadelle. C’est, d’abord, sauvegarder son
identité, puisque la langue c’est notre première et principale identité. Mais
aussi, ensuite, au-delà du souci identitaire, d’un côté bien connaître sa propre
langue et sa propre culture permet d’apprécier les convergences et les
divergences lorsqu’on va à la rencontre de l’autre, et d’un autre côté apprendre
une langue étrangère c’est pénétrer dans une culture, c’est relativiser ses
propres valeurs, devenir plus tolérant, s’enrichir sans se nier. C’est être un
double JE. Les membres de l’association DLF-Bruxelles-Europe, Diversité
linguistique sont convaincus que si le français peut se sauver, c’est en
s’alliant aux autres langues. En effet, il est clair qu’aujourd’hui les
politiques unilatéralistes sont dépassées. Il faut s’allier pour réussir. C’est
vrai pour les politiques économiques, la recherche. C’est vrai aussi pour les
politiques linguistiques. Les déclarations conjointes franco-allemandes de 2003
ou de 2006, dénonçant une « dérive inacceptable vers un régime monolingue »
anglophone à la Commission européenne, vont dans le bon sens. Elles sont
malheureusement peu suivies d’effets.
Voyant que cette association originale ne cherchait pas à
promouvoir le français en luttant contre les autres langues, mais plutôt à
s’alliant avec elles, beaucoup de personnes de toutes nationalités l’ont
rejointe. Elles savent que l’hégémonie linguistique devient nécessairement une
hégémonie de la pensée : c’est bien ce qui se passe aujourd’hui à Bruxelles. La
langue, ce n’est pas que l’expression fondamentale de l’identité : c’est aussi
un moyen de pouvoir. Les membres de l’association et leurs amis restent attachés
à la diversité de l’Europe : ils sont bien sûr souvent polyglottes, ouverts aux
autres langues et cultures.
Dans cet entretien, Claire Goyer précise les objectifs de
l’Association : Ils sont au nombre de trois
Débattre, encourager le débat public et organiser des actions en
faveur de la diversité culturelle et linguistique, pour « réveiller les
citoyens, les sensibiliser » ; Ø veiller au respect du multilinguisme et du
plurilinguisme dans les institutions européennes et internationales et
identifier les bonnes pratiques en la matière ; Ø favoriser la promotion de la
langue française en tant qu’une des grandes langues de communication européennes
et internationales et l’une des langues de travail des institutions européennes.
Deux exemples d’actions parmi d’autres menées par
l’association :
en avril 2006, un débat public sur le thème Europe et plurilinguisme, une utopie ? Au cours de ce débat, qui réunit plus de 200 participants, les professeurs Baetens-Beardsmore et Grin ont développé leurs arguments : le premier en montrant le lien fondamental existant entre compétences linguistiques et culturelles, le second en démontant, chiffres en main, l’idée reçue qu’une langue unique pouvait être la mesure la moins chère à retenir, alors qu’elle est en même temps la plus inique et la moins démocratique. À titre d’exemple, la langue anglaise rapporte aujourd’hui au Royaume-Uni le double du « chèque britannique ». Par ailleurs, si le multilinguisme doit être respecté par les institutions européennes, autant qu’il le soit aussi dans l’affichage sur les murs des bâtiments qui les abritent. L’association a réussi à convaincre les instances du Comité des régions de changer l’inscription géante en anglais sur son bâtiment en inscription bilingue, français - néerlandais, les deux langues officielles de Bruxelles capitale. Claire Goyer s’est expliquée sur le titre de l’un de ses articles,
publié dans la revue de DLF : Oui à une constitution non à une langue unique.
L’article écrit date du temps de la Convention sur l’avenir de l’Europe en 2003.
À l’époque, DLF, avec d’autres associations, avait envoyé à la Convention un
document soulevant la question du statut des langues, accompagné d’un dispositif
demandant de prendre en compte dans le traité de Constitution parce que, déjà
avant l’élargissement à l’Est, la dérive vers le tout anglais était notoire. Pas
de réponse. Mais le traité constitutionnel reprend, en les réorganisant de
manière plus claire et mieux ordonnée, la plupart des dispositions
correspondantes du traité de Nice, tout en y ajoutant des éléments nouveaux, par
exemple la charte des droits fondamentaux (l’Union respecte la diversité
religieuse, culturelle et linguistique), la référence à la devise de l’Union,
Unie dans la diversité » et la possibilité de
traduire le traité dans les langues régionales officielles d’un État membre
(catalan, basque, galicien pour l’Espagne), le texte faisant foi. Le respect de sa diversité culturelle et linguistique est l’un des
objectifs de l’Union. Les traités affirment le droit des citoyens européens
d’adresser des pétitions au Parlement européen, de recourir au médiateur
européen, de s’adresser aux institutions et organes de l’Union dans l’une des
langues officielles et de recevoir une réponse dans la même langue. Selon le règlement 1/58 du Conseil (qui est un texte juridique)
repris lors de tous les élargissements, toutes les langues de l’Union sont
langues officielles et de travail (21 avec l’irlandais à partir de janvier
2007). 23 avec l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie. Le règlement n° I/58
doit être respecté, mais les modalités d’application en sont laissées aux
différentes institutions. Claire Goyer reprend l’exemple des trois institutions
législatives : Le Parlement européen,
pour une question de démocratie évidente, applique le multilinguisme intégral
« maîtrisé » c’est-à-dire avec langues relais pour réduire les coûts. Songez que
nous en sommes déjà, avec 21 langues, à 420 combinaisons linguistiques, le
prochain élargissement à la Bulgarie et à la Roumanie fera passer le nombre de
langues à 23, soit 506 combinaisons !
Le Conseil a adopté une « approche contrôlée » qui prend en considération les contraintes budgétaires. Cela a conduit à une réduction du nombre des traducteurs. En revanche, en ce qui concerne l’interprétation au Conseil des ministres, les délégations nationales se voient attribuer une enveloppe budgétaire (2 millions d’euros) qu’elles peuvent utiliser à leur gré pour les réunions de groupes de travail. En conséquence, certaines délégations nationales ont maintenant choisi de moduler leurs demandes d’interprétation (système dit d’interprétation à la demande). La Commission, dont le rôle est de proposer des politiques dans le cadre de ses compétences exclusives, partagées, ou de soutien, travaille en trois langues officielles (anglais, français et allemand). Le but de ce régime interne est de garantir la communication de façon efficace, tout en réduisant au minimum l’utilisation de plusieurs langues pour des raisons d’efficacité et de limitation des coûts. Les services de traduction et d’interprétariat des institutions sont réputés les plus efficaces au monde. Ce qui a fait dire à Umberto Ecco que la langue de l’Europe était la traduction. Le coût des services de traduction est d’environ 991 millions d’euros, 1 % du budget total de l’Union, soit 2,2 euros par citoyen. C’est le prix à payer pour l’Europe, disait Jacques Delors. Ce n’est, somme toute, pas beaucoup. Pourtant des coupes claires sont opérées actuellement. Comment expliquer la dérive vers le tout anglais ? Depuis la fin de « l’ère Delors » en 1995 et les élargissements
successifs, l’anglais a pris une place prépondérante dans la communication
interne et externe des institutions. La liste des causes n’est pas exhaustive :
Il faut dire aussi que les « petits » pays sont bien conscients que leur langue n’atteint pas un seuil suffisant de locuteurs pour prétendre à un statut international. Le statut de la fonction publique européenne leur impose de connaître une langue de l’Union autre que la leur. Alors leur choix, c’est l’anglais. Par la force des choses et un certain volontarisme politique sinon un volontarisme certain, Londres, appuyée sur Washington, a pris l’UE en main. On peut être choqué par cette formule, mais la langue c’est aussi une forme de pouvoir. Un exemple de dérive à la Commission européenne : actuellement plus de 80 % des documents source sont rédigés en anglais, alors que les trois langues de travail sont l’anglais, le français et l’allemand. Certes les documents officiels, une fois adoptés, sont traduits. Mais qu’en est-il lors de leur élaboration ? En effet, tout est dans la préparation. Lorsque la Commission prépare une directive, un règlement, une décision en matière de concurrence en particulier, elle doit impérativement consulter les parties intéressées, leur donner l’occasion d’exposer leur point de vue, en temps utile et en connaissance de cause. Or, ces documents de travail sont envoyés presque exclusivement en anglais aux administrations et entreprises des pays membres. Il en résulte une discrimination fondée sur la langue : Les grands groupes dotés de services juridiques et de personnel anglophone qualifié peuvent aisément participer à la consultation. Mais comment la masse des PME et TPME sur le Continent (fournisseurs, sous-traitants, franchisés...) le pourrait-elle (à supposer qu’elles réagissent en quelques heures à la lecture du JO ?) Comment, privé de tels moyens, contester utilement pour ses intérêts une masse de documents, études, audits reçus en anglais et de surcroît assortis de délais de réponse de plus en plus courts (comptés en semaines) au motif d’une urgence autoproclamée par l’administration bruxelloise ? Ce handicap ne touche pas les entreprises des pays anglophones : celles-ci peuvent peaufiner leurs observations pour influencer les projets d’actes... les autres attendront vainement une version linguistique qui n’existe pas. Cette pratique n’est pas seulement discriminatoire : elle est cause de nullité, en tout cas source de mécontentement. Un contre-feu positif depuis cette année : pour encourager le fonctionnaire européen à maîtriser une troisième langue, le nouveau statut lie sa première promotion à sa capacité à travailler dans une troisième langue. Dans le chapitre des mauvaises pratiques en externe on peut aussi signaler : 1. Les rapports commandés à des consultants extérieurs sont le plus souvent rédigés en anglais. Ironie : le rapport sur la faisabilité d’une agence pour le multilinguisme commandé l’an dernier était rédigé exclusivement en anglais. 2. Les offres d’emploi publiées par des agences ou organismes qui gravitent autour des institutions demandent souvent des anglophones de naissance. 3. L’unilinguisme exclusif anglais de la Banque centrale européenne (BCE) et de l’Agence européenne de la défense - European Defence Agency (AED - EDA)) 4. L’unilinguisme anglais de certains sites Internet de directions générales et services de la Commission européenne. Quelques exemples de bonnes pratiques : Dans la communication externe des institutions, organes et organismes de l’Union les sites Internet EUROPA et EUROPA FUTURUM sont plurilingues et dans la communication interne des institutions, organes et organismes de l’Union, les informations administratives des intitutions européennes sont rédigées en AL - FR - AN. Quelles propositions pour enrayer cette dérive ? Pour répondre aux critiques, en novembre 2004, le président Barroso a donné au commissaire Jan Figel, slovaque, chargé de la Culture, de la Formation, de l’Éducation et des Sports un nouveau portefeuille : le multilinguisme. Sa première communication, publiée en décembre 2005 « un nouveau cadre stratégique pour le multilinguisme », vise surtout les politiques d’apprentissage des langues dans les pays membres, le programme EMILE (Enseignement d’une matière par l’intégration d’une langue étrangère), le renforcement des programmes déjà en place, Erasmus, Socrates, etc. ; mais elle ne dit rien sur les obligations de multilinguisme découlant des traités et du règlement n° I/58. Vient aussi d’être créé un groupe de haut niveau sur le multilinguisme pour jeter les bases d’une politique linguistique. En attendant, la dérive s’amplifie et le malaise grandit. Les propositions de DLF Bruxelles-Europe Avec 21 ou 23 langues, le travail au quotidien est ingérable, on s’en doute. Dans ces conditions, que faire ? Légiférer ? Décréter trois langues de travail FR, AN, AL ? ou cinq (solution souvent proposée) AN, FR, AL, ES, IT ? Pourquoi celles-là et pas d’autres par exemple le polonais (parlé par 39 millions d’habitants) ? Le sujet est suffisamment explosif pour que le Conseil se garde de légiférer sur la question. On peut imaginer les protestations des pays membres dont la langue serait exclue. Pas question de déclencher une guerre des langues ! Entre le laisser-faire et la contrainte, il y a place, -c’est du moins l’opinion des membres de l’association DFL Bruxelles-Europe, pour un multilinguisme « à géométrie variable », modulé selon les institutions, les types de réunions et de communication, écrite, verbale, officielle, informelle, interne, externe... Son objectif, dans les mois qui viennent, est d’élaborer une sorte de code de bonne conduite détaillé, allant du plurilinguisme intégral (sessions plénières du PE) au plurilinguisme minimal (FR, AN) selon les types de situations, afin d’éviter coûte que coûte la langue unique qui conduit à l’hégémonie de la pensée. En conclusion, toute action en faveur de la diversité linguistique en Europe devrait se faire dans deux directions : les institutions européennes et la société civile. D’une part, exiger des institutions européennes qu’elles montrent l’exemple et respectent la diversité linguistique inscrite dans les traités fondateurs, d’autre part convaincre les citoyens européens que l’avenir appartient à ceux qui pourront travailler au moins dans trois langues. Paradoxalement, les Britanniques risquent d’être victimes de leur monolinguisme. Un rapport récent publié par le British Council met en évidence que les jeunes Britanniques sont de plus en plus confrontés aux candidats continentaux plurilingues sur le marché du travail. DLF Bruxelles - Europe
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